Gipi : « Dessiner le sentiment dénué de tout sentimentalisme »

Gipi : « Dessiner le sentiment dénué de tout sentimentalisme »

Entretien paru dans le journal l’Humanité du 9 mai 2017

gipi couvComment survivre après la fin du monde ? Un album en noir et blanc, initiatique, qui raconte l’odyssée de deux frères en terre inconnue après la mort du père. Gian Alfonso Pacinotti, alias Gipi, est un des auteurs majeurs du 9e art. À 53 ans, le dessinateur s’est fait connaître par des albums comme Notes pour une histoire de guerre, Ma vie mal dessinée ou encore Vois comme ton ombre s’allonge. Dans un autre registre, il signe la Terre des fils, une ode à la sauvagerie, en noir et blanc, humaniste et violente, pour chanter l’amour face à la barbarie.

La Terre des fils marque une rupture par rapport à vos albums précédents.

Gipi Je voulais vraiment sortir des récits autobiographiques dont j’ai l’habitude en écrivant une fiction. J’ai donc abandonné la voix off pour immerger directement le lecteur en laissant de la place à son imagination. Même si l’intrigue suggère l’apocalypse, chacun peut inventer les causes qui ont conduit au cataclysme : écologiques, sociales ou politiques. Personnellement, j’ai eu l’idée de ce décor en visionnant une vidéo populiste, qui imaginait l’extermination d’une majorité de l’humanité, obligeant l’autre à se cacher avant de resurgir vingt ans plus tard pour fonder la société parfaite. Pour moi, cette société parfaite c’est l’enfer, mais ce qui m’intéresse surtout, c’est cette relation d’un père qui écrit dans un carnet son amour pour ses enfants alors qu’il ne leur a pas appris à lire.

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Le carnet indéchiffrable du père devient la clé d’un livre qui ne devrait pas exister puisque, selon l’introduction de l’album, « après la fin aucun livre ne fut plus écrit »  ?

Gipi J’aime jouer avec les contradictions, procéder par échos pour nouer mon énigme. Le carnet est l’élément central du livre, j’ai d’ailleurs décidé de reproduire une dizaine de pages illisibles pour permettre une identification totale du lecteur, malgré la frustration, lorsque le plus jeune des fils essaye de lire. J’ai pourtant écrit pour moi-même le contenu du carnet. De même que j’ai renoncé aux effets poétisants de l’aquarelle pour tailler dans la matière brute du noir et blanc, de même je voulais pouvoir raconter l’amour et représenter les émotions sans expliciter ni le dessin ni la narration.

Vous vous servez du silence, de la violence et du noir et blanc pour parler d’amour.

Gipi Le noir sert de matière primitive pour sculpter l’émotion sans artifice, décrire un sentiment authentique dénué de sentimentalisme. L’album commence par les enfants qui tuent un chien, or, c’est une règle dans les films américains, pour attirer la sympathie sur un personnage, il suffit de lui faire caresser un animal. Je m’affranchis de cette recette pour amener mes lecteurs à aimer mes personnages malgré tout en dénonçant et caricaturant les sympathies conventionnelles à travers les scènes avec les jumeaux Grossetête par exemple. Ces monstres m’ont été inspirés par la duplicité et l’hypocrisie qui s’affichent sur les réseaux sociaux, quand certains s’indignent de la maltraitance des animaux, tout en revendiquant l’extermination des immigrés ou des gitans.

L’amour peut-il justifier l’éducation à coups de bâton du père pour ses fils ?

Gipi J’oppose surtout la sauvagerie à la barbarie, l’innocence des enfants à l’ignorance de la meute des fidèles du dieu Trocoul qui ont choisi délibérément d’obéir à l’Uberprêtre, une sorte de Mussolini actuel, manipulateur de foule. Il ne s’agit pas de justifier la violence, mais de dénoncer la société telle qu’elle est. Le père cherche d’abord par amour à protéger ses fils pour qu’ils survivent dans un monde cruel. La nostalgie pousse toujours les adultes d’une génération à regarder le présent sur le refrain du « c’était mieux avant ». Au contraire, je pense qu’en vieillissant on se fait dépasser par une réalité à laquelle les jeunes sont les mieux adaptés. L’erreur du père, c’est de penser qu’on peut éradiquer la tendresse. L’amour humanise.

Cette Terre des fils cruelle et fascisante résonne en critique de la société actuelle.

Gipi C’est d’abord un récit d’aventure, une quête initiatique, pensée comme une descente aux enfers pour explorer la méchanceté et la cruauté contemporaine. En Italie, le catholicisme a forgé l’idée qu’il existe « nous et les autres ». Même si aujourd’hui le pape apparaît plus respectable, il représente cette capacité de l’Église à se moderniser pour survivre en prolongeant les mêmes principes d’exclusion. Les effets de bandes m’effraient, mais je ne suis pas pessimiste et j’ai confiance dans les individus isolés. L’humanité a survécu malgré les guerres et le nazisme. L’espoir persiste.

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La sauvagerie en héritage

La Terre des fils, de Gipi, traduit de l’italien par Hélène Dauniol-Remaud. Éditions Futuropolis, 288 pages, 23 euros.

Depuis la « fin », il ne reste plus que quelques îlots de rescapés sur les rives d’un lac empoisonné. Le dessinateur Gipi plante dès les premières cases de la Terre des fils son décor désolé en noir et blanc, comme gravé, sans aplat, violent et rugueux, taillant les traits à vif dans l’épure d’une cruauté universelle. De la lune au soleil, le temps scandé dans les planches s’ajuste au réalisme des cadrages pour tisser une odyssée symbolique, un récit d’aventures aux résonances de Tom Sawyer, de Dante, de l’Évangile et d’une histoire de zombies.

Deux adolescents, laissés à eux-mêmes, chassent un chien et ramènent le cadavre au cabanon de leur père, un Robinson amer, qui refuse d’instruire ses propres enfants. À l’écart d’une humanité ravagée, ce père élève seul ses fils dans l’ignorance de l’écrit, à la dure et sans amour, alors qu’il confie chaque soir sa nostalgie du monde d’hier dans son carnet. Avec l’apocalypse, la culture abolie est devenue obsolète, anachronique, un danger même, pour ce père protecteur, qui voit dans ses atermoiements, ses regrets et sa mélancolie de rescapé, une faiblesse inadaptée à la barbarie du nouveau monde. Qu’importe le langage, l’écriture et la pensée ! Autant de connaissances inutiles, pour l’humain réduit à son animalité, pire, un handicap pour les enfants sauvages, armés pour survivre dans le marécage pollué. À la mort de ce père, pourtant, reste le carnet, journal indéchiffrable, héritage illisible, la clé d’une énigme aussi insoluble que l’expérience reste intransmissible.

En métaphore, la lumière filtre comme les blancs à travers les hachures des scènes de nuit, la lueur jaillit du fond d’un puits et l’espoir renaît quand la poésie du dessin vient porter secours à l’ignorance sur la terre brûlée, aussi vierge qu’une nouvelle page à écrire. Les fils, contraints d’apprendre par eux-mêmes, tournent le dos au souvenir et réinventent leur vie, embarqués dans une épopée infernale où ils creusent le pire pour échapper à l’horreur. Preuve qu’il suffit aussi d’un geste fraternel et d’une caresse sincère pour ressusciter l’amour, et sauver l’humain de la barbarie extrême. Magistral.

Lucie Servin

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