Des Rats et des Hommes

Des Rats et des Hommes

Dans la bande dessinée occidentale, les rats ont toujours le mauvais rôle face à leurs petites cousines les souris. Une image héritée du Moyen-âge qui a déterminé nos préjugés et notre vision de ces rongeurs envahissants.

Gentilles souris contre méchants rats. De Mickey à Sibylline, face au rat, la souris incarne toujours le bien. Espiègles, curieuses et intelligentes, innocentes et parfois naïves, c’est aussi des souris qu’Art Spiegelman a choisi pour représenter les victimes de l’holocauste dans Maus, où les bourreaux nazis sont incarnés par des chats. Dans la réalité, les souris appartiennent à la même famille que les rats, tout aussi envahissantes, nuisibles pour les récoltes qu’ils détruisent par leur souillure. Comme les rats, les souris sont également vectrices de nombreuses maladies parmi les plus graves. Question de physionomie et délits de facies, en comparaison à la petite souris blanche, le gros rat noir avec sa face de fouine, ses yeux rouges, sa queue repoussante et son air agressif ne recueille pas les faveurs des hommes. Compagnons indésirables depuis la préhistoire, les rats profitent de l’homme qui leur fournit nourriture et abri. l’homme et le rat sont pour ainsi dire inséparables et, jusqu’au bout du monde, les rats apportés par les navires ont suivi l’homme dans la colonisation. Pour couronner le tout, leur caractère noctambule ajoute aux autres nuisances celui du tapage nocturne, ces bruits insupportables de rats qui grignotent, rongent ou grattent, jouent ou se chamaillent. Opportunistes, dotés d’une ouïe, d’un gout et d’un odorat surdéveloppés, ces mammifères omnivores disposent d’incisives d’une efficacité redoutable, capables de ronger les métaux les plus durs.

hammelinLes rats repoussent par leur apparence, mais 
leur intelligence impressionne encore davantage en inspirant des fables terrifiantes ou des
 légendes populaires comme Le joueur de flûte de Hamelin, le célèbre conte des frères Grimm qui met en scène le plus grand dératiseur de tous les temps. La grande peste noire en Occident au XIVe siècle a fini de tailler leur réputation, même si les puces étaient les véritables responsables de l’épidémie.

Rats des villes et Rats de champs

rat-ville-champsEn 1668, jean de la Fontaine distingue dans sa fable, le “rat de ville” du
“rat des champs”, même 
si à cette époque on désignait presqu’indifféremment les souris et les rats. 
Il existe de nombreuses
 espèces de rats, mais 
les plus communément 
répandues en Occident
 se séparent en deux grandes espèces, toutes deux originaires d’Orient. Le rat noir (Rattus rattus) s’oppose au rat brun (Rattus norvegicus), communément appelé rat d’égout, rat gris ou encore surmulot, immigrant récent dont la présence est attestée en Europe depuis 1727. Les rats d’égouts plus adaptés à la vie urbaine ont peu à peu supplanté le rat noir, d’un naturel plus sauvage qui s’est depuis refugié à la campagne. Ces deux espèces ne se ressemblent pas. Le rat noir s’accommode très mal de l’humidité et surtout s’associe par affinité individuelle à la différence des rats d’égouts qui respectent les règles très strictes du clan. Une sociabilité inhérente à l’espèce comme l’a démontré l’expérience de Didier Desor. Celui-ci a apporté la preuve que si le rôle des rats d’égout dans le clan n’était pas forcément déterminé à la naissance, la hiérarchie du clan impose nécessairement une répartition systématique de chacun des individus dans la société. Cette sociabilité a privilégié la sélection génétique des rats d’égout pour l’utilisation en laboratoire et la domestication.

Une espèce en voie de Réconciliation

Albert Einstein disait “si le rat pesait 20 kg, l’homme ne serait pas le maître du monde”. Car les rats se comptent par milliards. Si les rats noirs atteignent rarement les 250 grammes, les gros rats d’égout peuvent facilement dépasser les 400 grammes. avec leur rythme de reproduction accélérée les rats prolifèrent à une vitesse exponentielle, si bien qu’il est du ressort des autorités publiques de limiter leur population à défaut de pouvoir les exterminer. A New York, on estime leur nombre à 8 millions pour 10 millions d’habitants. En règle générale, on compte un rat par habitant dans les villes des pays développés et beaucoup plus dans le tiers monde. A Paris, la population de rats était estimée à 6 millions en 2010, ce qui correspond à 3 spécimens par habitant, tandis que dans certains quartiers de Marseille la proportion atteint les 10 rats par habitant. Malgré une mortalité forte, la descendance d’une femelle peut compter plusieurs centaines d’individus sur une année. En dépit des efforts des hommes pour les éradiquer, l’intelligence des rats, leur capacité de raisonnement, de mémorisation et d’adaptation les protègent et ils deviennent rapidement résistants aux produits anticoagulants. Comble du paradoxe, le rat se révèle surtout un précieux allié écologique dans l’absorption des déchets et permet ainsi de déboucher quotidiennement égouts et canalisations. Les rats parisiens dévorent chaque jour 800 tonnes de détritus organiques. Symbole d’avarice, de couardise, s’ils sont toujours les premiers à quitter le navire, les rats n’en sont pas moins solidaires, capables de sauver leur congénère coincé dans un piège. ultra-sociaux, ils font d’excellents animaux domestiques en construisant des relations complexes avec leur maître. A la fin des années 70, le rat en animal de compagnie se multiplie, un phénomène renforcé par le succès du film d’animation Ratatouille de Pixar en 2007. Doit-on y voir un petit pas vers une réconciliation ?

Lucie Servin

 

Anthracite et Anathème, Les héros de Macherot

chlorophylleChlorophylle et les rats noirs, le premier épisode de la série de Raymond Macherot publiée à partir de 1954 dans l’hebdomadaire Tintin, annonce la couleur, campant l’univers animalier de celui qu’on surnomme le Walt Disney de la bande dessinée franco-belge, où les rats incarnent toujours les méchants. Dans Chlorophylle, Anthracite, le chef des rats a tout du tyran, impitoyable et assoiffé de sang, d’argent et de pouvoir, il incarne le mal absolu et s’impose comme un symbole. retour_anatheme_couvPlus tard, Anathème Percemiche 65e du nom, le méchant de la série Sibylline, publiée à partir de 1965 dans Spirou est surtout bête. Seigneur déchu de son petit château et chassé par un roturier, il s’entête, assisté par Bacafleur, un rat noir encore plus idiot, dans la reconquête de ses privilèges, avant d’être vaincu et banni. Les rats de Macherot ont cette particularité́ d’incarner la recherche du pouvoir et l’injustice d’un coup d’Etat sur une société́ autonome et libre. C’est la magie de Macherot d’amener dans ses planches comme dans une fable, avec légèreté́ et humour, une leçon politique toujours d’actualité́.

 

Kebra, La “ rat-caille ”

kebravespaLes rats ont beaucoup inspiré l›univers des punks qui ont lancé la mode du rat domestique comme animal de compagnie. Alors que les Stranglers adoptent un rat comme logo, Bertrand Huon de Kermadec, alias Tramber et Jean Leguay, dit Jano, sortis de la même promo des Beaux-Arts de Paris, créent ensemble en 1978 Kebra, un rat au blouson noir, qui apparaît dans les pages de Métal Hurlant et Charlie Mensuel. Le duo invente un style encore plus rock’n’roll que Margerin, injectant pour la première fois du verlan dans les cases. 9782226092533.tifKebra, c’est un loubard en santiags, musicien à ses heures, zonard le plus souvent en bas du HLM de la cité Staline, toujours embarqué dans des plans foireux et qui sévit dans les banlieues de Paname. Des planches arrosées à la picole, foisonnantes de détails sonores et visuels qui s’animent au gré de situations de plus en plus surréalistes. Kébra a profondément marqué sur sa vespa rose bonbon, s’imposant comme une icône de sa génération un archétype du héros looser et 
un lascar avant la lettre

kebracase

Ni dieu, ni bête, des miroirs de nous-même

faces-de-ratSi Ptiluc ne dessine pas que des rats, il s’est forgé autour de ces rongeurs une véritable identité à travers ses trois séries Pacush Blues, Rat’s et Faces de rat. A la différence d’un Macherot ou d’un Disney, Ptiluc voit dans la société des rats le miroir de notre humanité, enterrée au fin fond d’une décharge. rattilucLa tonalité cynique, l’humour noir et l’ambiance absurde renvoient à une critique profonde de la société, traitée sur un fond délirant, qui ajoute paradoxalement au sérieux de ces albums. Dans son laboratoire, ces rats font notre psychanalyse et s’égarent dans des déambulations métaphysiques. Dans Rat’s où s’affrontent des rats et des grenouilles en une guerre sans cesse recommencée, Ptiluc a l’art de faire de la philosophie avec l’air de ne pas y toucher. Dans Faces de rats, il embarque le lecteur au gré de la poésie de gags en pleine page, dans des situations aussi cruelles qu’universelles, livrant une véritable leçon d’humanité.