Les Polypores de Noël (1/4)

Les Polypores de Noël (1/4)

I

Le crayon hachait en gris plomb le fond des amygdales d’un cri. Evariste Serre s’arrêta avant de transpercer la feuille, avant que les traits superposés ne se fondent dans une tache unie. D’un coup d’œil, il compara son œuvre à l’original reproduit dans le livre en face. C’était le portrait d’un vieil homme chauve, hurlant la bouche ouverte, un portrait qu’il recommençait pour la cinquième fois. Il avait tout essayé, même au calque. La pointe sèche de Léonard de Vinci résistait toujours. Le cri creusait la peau de rage et de rides, figurant la grimace dans un élan puissant qu’Evariste Serre aurait voulu saisir.  Il ne lui manquait presque rien, mais ce peu était tout. Sa copie numérotée rejoignit les autres dans un carton à dessins, il rangea le livre, et écouta son appétit l’appeler à la cuisine.  Marley qui dormait tranquillement sur sa couverture, s’ébroua en agitant la queue et trottina derrière son maître qui servit le repas au chien, avant de se nourrir lui-même. L’homme ne s’interrogea pas longtemps pour savoir ce qu’il allait manger, il lui restait du soufflé au potiron, au menu depuis une semaine. Lassé, il prépara des pâtes et avala trois tartines de fromage en attendant que l’eau bouille. Sa gamelle cuite, il revint s’installer sur la table, au milieu du séjour, car même si la maison était grande, il vivait dans cette pièce autour de la cheminée, passant le soir de sa table à son fauteuil, auprès de son chien et de son feu.

Ce soir comme tous les soirs, il débarrassa et lava son assiette, passa un coup d’éponge sur la toile cirée et brancha son ordinateur portable pour compléter ses agendas, trois gros classeurs ; l’un dédié à son troupeau, les quatre vingt trois moutons de sa bergerie, un autre pour ses vingt trois ruches, le dernier était plus personnel, il y notait tout, le bois coupé, les rendements du potager, la liste des courses jusqu’aux comptes rendus de ses promenades. En homme organisé, il avait conçu un système d’archivage comme une extension de sa mémoire. Il utilisait l’informatique pour ses recherches, profitait des tableurs pour les calculs, et pour plus de sécurité, il imprimait toutes les semaines les bilans, les factures et d’autres documents qu’il mettait dans des pochettes, en intercalant les feuilles manuscrites de ses observations quotidiennes. Aujourd’hui jeudi, il avait passé la journée à ramasser des noix, des noisettes et surtout des pommes. Il sortit de sa poche le résultat des pesées. Il y avait à côté un vieux verger abandonné dont il ne restait que des variétés de pommiers semi-sauvages, des « Petit-jaune », qui donnaient des fruits très acides et immangeables à croquer. Evariste Serre les cuisinait en compotes ou en confitures s’il avait du raisin, ou plus généralement en chutney, un condiment dont il raffolait avec les volailles. Pour le reste, il avait trouvé à écouler le gros de la récolte auprès d’un cidrier du coin qui complétait son mélange. Fournier faisait l’intermédiaire.

Vincent Fournier appartenait à une nouvelle génération de gardes forestiers. Ingénieur diplômé et écologiste convaincu, Fournier avait brigué son poste pour la sauvegarde de la forêt, presque par militantisme, et il avait transformé sa cahute, située à moins d’un kilomètre, en pôle scientifique où travaillaient différents chercheurs sur l’écosystème forestier. Quand il prit sa charge, la ruine « de la dame blanche » qu’avait finalement achetée Evariste Serre, venait d’être mise en vente. Fournier avait fait campagne pour que l’ONF préempte le domaine de six hectares, et il avait perdu. Depuis, sans se décourager, il avait guetté les faits et gestes du nouvel habitant et la première fois que Serre sortit la tronçonneuse qu’il venait de s’offrir, il vit surgir de derrière un arbre le garde forestier. Fournier ne lui laissa pas le choix et s’invita à prendre un café.

Le garde parla beaucoup. Il venait d’avoir un bébé et  habitait la ville d’à côté, ce qui ne l’empêchait pas d’arpenter la forêt toute la journée et parfois la nuit, pour les missions spéciales. Il ne posait aucune question et son caractère directif plut à Serre, fraichement parachuté dans ces bois et un peu déboussolé par les événements. Fournier professa sur la forêt, lista les règles en ramenant son interlocuteur à la logique de ses conclusions savantes. Par la suite, il indiquait lui-même les arbres à couper et s’arrangeait pour quelques services rémunérés. Tout ce que savait Serre sur son environnement, il le devait à la conversation de Fournier.  Pour autant, ils n’étaient pas devenus amis, mais chaque fois que le garde forestier avait quelque chose en tête, il s’invitait à prendre le café et conduisait à sa guise le docile Serre dans ses projets. Il en fut ainsi du potager, de la récolte des pommes comme des moutons et des abeilles.

L’idée des ruches avait germé peu après. Vincent Fournier ne pouvait s’empêcher de craindre pour les trésors sylvestres. Lors de leur première rencontre, même si Serre l’avait écouté comme un prophète, il s’était fermé aux confidences. Fournier avait renoncé à l’interroger en se rassurant qu’il valait peut-être mieux ne rien savoir des êtres retranchés dans les bois. Il lui fallait pourtant maintenir des relations et il cherchait par tous les moyens à imposer sa surveillance sur le domaine et son propriétaire. A cette époque, il avait déjà rassemblé des volontaires pour recenser les ruchers abandonnés de la forêt. Les bois en étaient truffés. Souvent lors du décès des apiculteurs, les descendants ignoraient l’existence des abeilles. Certaines colonies survivaient et prospéraient, provoquant des essaims sauvages, particulièrement bénéfiques pour l’environnement. Il s’agissait de veiller sur eux, vérifier par exemple que les ruches n’avaient pas été renversées par un animal, ou victimes d’un acte de malveillance. Plusieurs fois, il lui était arrivé de découvrir des ruches criblées de balles. Fournier voulut associer Serre à son équipe en le formant à l’apiculture et il retourna rapidement prendre le café. Serre se laissa persuader. Il venait de la ville et même s’il préférait se débrouiller seul, malgré tout, il était obligé de composer avec les autres.

Les abeilles avaient fasciné Serre dés le début, plus il s’intéressait à elles, moins il les comprenait. Il eut à cœur d’apprendre. Une fois le recensement terminé, Fournier assigna des gardiens aux ruchers, par zones, allant jusqu’à créer une miellerie coopérative, dans un préfabriqué attenant à son bureau. Serre gérait maintenant trois ruchers disséminés aux alentours.  Le garde forestier fournissait le matériel et dans l’équipe, ils s’étaient mis d’accord, la récolte de miel ne se ferait jamais au détriment de la santé des colonies. Le rendement restait très secondaire, ce qui diminuait aussi le travail pour une récolte qui se déroulait en groupe, généralement fin juin ou début juillet, après la floraison des châtaigniers, des tilleuls et des ronces. Les bonnes années à acacia, il arrivait parfois qu’ils organisent une première récolte dés la fin avril. Au plus tard la dernière avait lieu fin juillet pour laisser aux abeilles le soin de reconstituer les réserves pour l’hiver. Evariste Serre s’était facilement converti en apiculteur. Fournier fixa, de la même manière, le devenir du domaine qu’il convoitait.

En lisière du bois, au bord du fleuve, les ruines de la Dame blanche, avaient beaucoup de charme. Autrefois, le lieu accueillait une charbonnerie. Une riche veuve y avait fait construire une villa originale à la fin du XIXème siècle pour finir sa vie. A l’origine de la légende locale, la sorcière pratiquait la magie blanche, elle portait des robes de couleurs claires au mépris des conventions du deuil. Cette veuve excentrique passait pour être franc-maçonne et aurait fondé ici sa loge, symboliquement, sur l’ancien terrain des charbonniers. Elle mourut sans héritier, au début du siècle, pendant la première guerre mondiale. Sa demeure servit de relais de chasse. Un entrepôt fut reconstruit pour profiter de la proximité du fleuve. Le bâtiment principal tomba en ruine, squatté par la jeunesse de toutes les générations. Evariste Serre avait eu un coup de cœur, malgré l’investissement. On reconnaissait la structure affaissée d’un ancien chalet surélevé au dessus d’un rez-de-chaussée en pierre, une sorte de cave couvrait toute la surface habitable de l’étage augmentée d’une longue terrasse, sur le flanc ouest. Certaines voutes s’étaient écroulées et Serre avait dû étayer le plancher avant d’emménager. Lorsque Fournier franchit le seuil du perron, il proposa tout de suite son aide pour l’électricité, la plomberie et l’isolation. La toiture avait été endommagée sur un tiers comme celle de l’entrepôt que trois grosses branches traversaient. Serre entreprit grâce à Fournier de réparer la charpente et de recouvrir le toit. Les travaux avançaient, le garde forestier dirigeait.

Bientôt la situation financière d’Evariste Serre devint plus préoccupante, il avait englouti l’héritage sur lequel il vivait chichement depuis son arrivée. Fournier se démenait pour lui trouver du travail, il décida d’en faire un berger. Le succès des ruches lui ouvrait de nouvelles perspectives. Il voulait réintroduire les moutons pour entretenir les clairières, menacées par la progression buissonnière. En aidant Serre sur le toit de l’entrepôt, il s’était convaincu qu’il en ferait une bergerie idéale. Serre se montrait très sérieux avec les abeilles et deviendrait un excellent berger. Il lui négocierait un salaire et des aides. Sa hiérarchie admit finalement la mise en pâturage de certaines parcelles et finança l’entreprise pour débroussailler les landes et les prairies. Sa stratégie payait. Il préparait le terrain en buvant quelques cafés chez Serre, en lui apportant des cadeaux, et progressivement, il l’amenait à se lancer dans l’élevage de brebis. Un jour il lui apporta un chiot, un border collie, un authentique chien de berger. Serre ne se doutait encore de rien. Il écoutait Bob Marley, et l’appela Marley. Il souhaitait un chien depuis longtemps.

Au printemps, Fournier ramena un couple de moutons pour tondre autour de la maison. L’enclos fut mis en place. Le couple resta. l’hiver suivant, une agnelle naissait. Fournier revint prendre le café et ressortit triomphalement avec l’approbation de Serre pour installer la bergerie. Serre se faisait toujours dépasser par l’enthousiasme de Fournier et ne réalisait qu’ensuite qu’il était manipulé. Elever des moutons signifiait beaucoup de contraintes. Il se fâcha d’abord contre lui même, se reprocha sa naïveté, puis se jura d’envoyer promener le garde forestier dés qu’il l’attraperait. Celui-ci l’évita pendant deux semaines et l’aborda sans le laisser parler du troupeau. Il venait proposer une affaire, il avait trouvé de l’argent pour aménager le rez-de-chaussée qui servirait idéalement de cellier, d’atelier et de garage. Pour ça, il avait dégoté un sponsor, en échange d’un mouton mascotte auprès d’une marque d’oreiller. Il ne révéla pas cette information. Quand Serre comprit que pour un prix dérisoire, il restaurerait les anciennes voutes en pierre et cacherait les horribles étais en acier, Fournier sortit en triomphant avec le contrat que l’autre signa sans regarder, et qui l’engageait aussi pour la bergerie. Les ouvriers s’installèrent la semaine suivante avec six nouvelles brebis et leurs agneaux. Le cheptel grossissait, il pourrait atteindre une centaine de têtes. Le foin des bêtes était livré une fois par mois, une pompe remontait mécaniquement l’eau du fleuve dans les abreuvoirs et dans l’entrepôt. Serre disposait toujours d’aide pour les tâches importantes, la tonte, les traites ou le vétérinaire. Fournier ne lésinait pas. Serre se trouvait dorénavant à la tête de quatre vingt trois brebis solognotes dont il vendait la laine et les agneaux. Il se plaisait finalement auprès des animaux. Il détestait en revanche toute compagnie humaine et son comportement effrayait les jeunes gens que Fournier envoyait pour l’assister. Le garde forestier avait de plus en plus de mal à recruter et subissait lui-aussi les réactions du méchant berger qui ne se montrait jamais reconnaissant.

Sur son ordinateur, en éditant la facture, Serre buta sur la date du 22 octobre, une date anniversaire dont il se rappelait soudainement. Voilà dix ans qu’il était venu s’installer ici. Dix ans jour pour jour ! Un éclair de nostalgie traversa l’homme encore jeune, une fulgurance qui lui fit monter la larme à l’œil. La piqûre émotive ne dura pas. Il s’égaya du chemin parcouru. Voilà dix ans qu’il se réjouissait enfermé dans son château de solitude.  Evariste Serre n’était pas vieux, la quarantaine à peine. Il jouissait du bonheur tranquille dont il avait rêvé, l’élevage et la nature le comblaient. Dix ans tout de même ! Il recopia rapidement les chiffres sur le clavier et déboucha la bouteille d’une prune qu’il avait lui-même distillée. Coulant dans son fauteuil, le verre à la main, il projeta de vagues souvenirs dans les flammes.  Marley posa la tête sur son genou. Serre le caressa en somnolant. Sa main dispersa les cendres. Le chien le suivit dans la chambre et se coucha à ses pieds.

Dehors, le vent était tombé, le brouillard se faufilait entre les arbres. Les troncs flottaient dans la lumière spectrale de la lune. Serre pensait ne pas dormir alors qu’il ronflait profondément, assommé par les verres de prune. Il entendit des branches qui craquaient et un envol d’oiseaux soudain, des hululements, des grattements, les bruits familiers de la vie sauvage qui marquait son territoire. Deux yeux brillèrent dans l’obscurité. Marley se leva, partit et revint renifler le visage de son maître. Serre finit par le suivre au milieu des bois. Le chien courait en aboyant après les polypores qui poussaient sur les arbres  malades, à l’agonie ou déjà morts. Le lendemain, Serre s’étonna de ce rêve, car dans la forêt il retrouva certains champignons que Marley lui avait montrés. Le chien à présent indifférent glapissait dans les feuilles pour attirer son attention, mais le berger fixait les polypores. Certains tournaient en colimaçon comme des marches sur les troncs, d’autres s’ouvraient en plateformes panoramiques. Il y en avait justement un très impressionnant à hauteur de jambes qu’il cueillit en sautant dessus.

Fin de la première partie

( deuxième partie ici)

Lucie Servin