La rentrée (en retard) du Calamar

La rentrée (en retard) du Calamar

aaarg5AAARG ! Non le calamar n’est pas mort et s’il a quelque peu déserté sa demeure depuis quelques mois, c’est qu’il est parti nager dans les mers exotiques. Car en dépit de ma philosophie calamardesque, je reste monocéphalement humaine, et je ne peux, hélas, écrire partout à la fois. Réjouissez-vous de mon voyage, et comme je ne voulais pas partir sans laisser d’adresse, je vous donne deux bonnes opportunités de me trouver.

  • Dans le magazine AAARG, « Bande dessinée et culture à la masse », qui meurt, renaît, remeurt et rerenaît, au gré de la houle pirate, et dans lequel j’ai glissé une « chronique de la lune », disséminant quelques conseils de lectures, emportés dans le tsunami de merveilles graphiques et littéraires, totalement inédites, signées, à chaque page, par les plus grands artistes. Le numéro 5 du magazine est en kiosque. Achetez-le, c’est un ordre ! (avec un lien pour le trouver près de chez vous.  http://www.trouverlapresse.com/LOP/start.do )
  • Chez les droguistes, j’ai trouvé une fine équipe de fouille-tout, réunie dans une droguerie virtuelle d’imaginaires, « qui hydrate et raffermit le cortex ». Le lieu idéal pour ressourcer mes tentacules, une cure d’horizons intellectuels originaux et non élitistes, tout comme j’aime.

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Pour vous consoler,  j’ai concocté une petite liste, les dernières belles sorties de cette rentrée, des titres que je vous indique avec une brève notice, comme pour vous donner un soupçon d’envie et quelques indices. Une liste sans hiérarchie, classée par genre, en toute subjectivité.

(NB : les titres à paraître au mois d’octobre ne sont pas indiqués dans cette liste, préparez-vous à de beaux albums à venir).

Frissons graphiques

  • symphonie-couvSymphonie à Bombay, Igort, Traduit de l’italien par Laurent Lombard, Editions Ici-même, 88 pages, 22 €

Un labyrinthe de prisons mentales, un enchevêtrement de passions,   « un territoire narratif à interroger dans un esprit neo-mondrian ». Oeuvre de jeunesse du dessinateur Igort, radicale et sans concession, sublime et sublimée par sa restauration dans une édition luxe, Symphonie à Bombay est parue pour la première fois dans la célèbre revue italienne Alter Alter en 1983, « massacrée » à l’impression, selon l’artiste qui dans la postface donne les clés de sa composition Une initiation essentielle, graphique et spirituelle, pour une symphonie en cinq mouvements, qui transpose dans un voyage philosophique à travers l’Inde, la Turquie et l’Union soviétique, toutes les gammes du désir et de l’emprisonnement psychique.

  • Aujourd’hui, demain, hier, Roman Muradov, Dargaud, 200 pages, 19,90 €

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Premier livre publié en France du dessinateur américain d’origine russe, Roman Muradov, cette bande dessinée déstabilise le lecteur dans une succession de matières visuelles et réflexives disposées comme en mille feuilles de non-sens. Une sorte de cadavre exquis littéraire et plastique, cousu de références et de personnages, à l’origine de malaises et de questions sur la communication et les relations contemporaines.  Un recueil-montage pour une lecture-expérience, du noir à la couleur, du figuratif à l’abstrait, dans un récit à la fois érudit et drôle, absurde et extravagant.

 

  • Je viens de m’échapper du ciel, Laureline Mattuissi, Casterman, 200 pages, 18,95 €mattuissi

Retour au noir et blanc pour Laureline Mattuissi, dans un style virtuose éclatant de maturité. Reconstruit à partir des nouvelles de Carlos Salem, le récit joue le mythe, celui de  l’évasion, entre désir et frustration, à travers la fusion sensuelle et mortelle d’un ange et d’un braqueur paumé. Une hommage au polar noir que le fantastique transcende dans un poème graphique de plaisir et d’angoisse.

 

 

  • Prisonnier des glaces, Simon Roussin, 2024, 48 pages, 28,50 €

prisonnier_des_glaces_couvUn livre d’art pour une collection luxe en grand format. Prisonnier des glaces est le premier récit d’une trilogie sur l’histoire de l’aviation, intitulée Les Ailes brisées. La belle Helen a chargé Ferdinand Pepin de retrouver son mari, Charles Robinson, disparu dans le Grand Nord avec son avion.  Sur fond de romance, le récit prend de la hauteur et survole les paysages en bleu rougeoyant, éclairés de jaune et balayés de blanc, dans une rêverie sauvage et polaire en trois tons directs.

 

  • marthaMartha et Alan, Emmanuel Guibert, l’Association, 120 pages, 23 €

 

Après les trois tomes de la Guerre d’Alan, puis L’Enfance d’Alan paru en 2012, dans ce nouveau volet de la série sur la vie d’ d’Alan Ingram Cope (1925-2000), la couleur introduit la romance, comme au cinéma, empruntant l’ambiance d’un vieux film pour dire l’émotion du premier amour d’Alan à l’école. Au sommet d’un arbre, les enfants regardent en bas, suspendus à ce souvenir sacré auquel Emmanuel Guibert redonne vie, en toute humanité.

 

 

 

Traits d’angoisse

  • la-loterieLa Loterie, D’après la nouvelle de Shirley Jackson, Miles Hyman, Casterman, 168 pages, 23 €

Le dessinateur Miles Hyman adapte une nouvelle de sa grand-mère Shirley Jackson, La Loterie, initialement publiée en 1948 dans Le New Yorker, à l’origine d’un scandale. Dans un village tranquille du Vermont, une loterie se prépare, le déroulé du rituel tranche dans une critique violente du conformisme. Dilatant les non-dits dans l’image muette, le dessinateur adapte le style littéraire à son esthétique imprégnée des polars noirs de la période, dans un jeu de clair-obscur, où le soleil sourit d’autant plus cruellement à la tragédie finale.

-> Une interview de l’auteur à lire sur droguistes

  • talc_de_verre_couvTalc de verre, Marcellino Quintanilha, çà et là, 160 pages, 18 €

Après Tungstène, Marcellino Quintanilha signe un nouveau thriller glaçant, Talc de verre, qui confirme sa maîtrise de la mise en scène, son sens du rythme et du drame. Dans la peau du personnage, dont la bande dessinée permet de traduire toutes les pensées et les émotions en même temps qu’elle en fabrique l’image, le lecteur immergé, plonge au coeur de la folie de Rosangela, jalouse de sa cousine, dans son cabinet de dentiste. De cette profondeur psychologique jaillit une brillante satire sociale autour des thèmes de la vanité et de la réussite.

  • cinemazeinthCinéma Zenith Andrea Bruno, Rackham, 32pages, 18,00 €

Un témoignage sur le chaos et l’irréalité d’un territoire en guerre. Dans une ville détruite par de nombreux séismes, les Thébains ont bouclé le centre et patrouillent. Parmi les habitants la résistance s’organise. Anna l’étrangère poursuit quant à elle, sa quête jusqu’au Cinéma Zenith, « désaffecté sauf pour les dieux », un vieux cinéma au milieu de la zone où les militaires tirent sans sommation. Premier volet d’une trilogie, cet album pose ses mystères dans une double narration qui guide dans la ville et projette en même temps l’épopée de la jeune femme. La pellicule dessinée joue des cadrages et séduit par la texture radicale de l’image sculptée à l’encre noire.

  • winter-roadWinter Road de Jeff Lemire, Futuropolis 272 pages 28 €

 

Violent comme un match de hockey sur glace. Beau comme une ode à la nature et à la fraternité. Juste et tragique comme le réel. Jeff Lemire joue son drame social et intimiste en lavis bleu et rouge, marquant les visages et sublimant les décors. Un frère et une soeur violentés par la vie se réfugient dans la forêt canadienne. Elle fuit Toronto, la drogue et la violence de son compagnon,  lui, entre deux bagarres,  boit sa dépression.

 

 

Bonnes poilades

  • bechdelL’essentiel des Gouines à suivre, tome 1, 1987-1998, Alison Bechdel, Même pas mal, 224 pages, 25 €

Initiés en 1983, les planches en  strips d’Alison Bechdel (Fun Home et c’est toi ma maman?) sont enfin publiés en France dans une belle édition. Autour de Mo, son alter ego, l’auteur met en scène toutes les vicissitudes au quotidien d’un groupe de copines lesbiennes.  Une chronique sociale et féministe où le rire guide un voyage critique vers l’intelligence.

  • crepusculeLe crépuscule des idiots, Krassinsky, Casterman, 300 pages, 25,95 €

« Il y a des singes sots comme des humains ». Krassinsky prend la tangente. Alors que la religion s’invite sur le devant du débat public, l’artiste compose son opéra graphique à la manière d’une fable animalière, « Le crépuscule des Idiots », l’épopée hilarante de l’invention de Diou. Sur une planète de singes, débarque de l’espace un prophète qui prêche Diou et se fait appeler Rhésus. Au dessin, la couleur et les décors enflamment les planches d’une illumination mystique, qui renforce l’effet des vieilles grimaces, que le vieux singe a dû mal à apprendre aux jeunes idiots.

 

  • Mutts, Patrick McDonell, traduction Marc Voline, Les Rêveurs, 132 pages, 15€

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Mutts arrive en France, édité dans un élégant format à l’italienne dont les éditions Les Rêveurs ont le secret, ce recueil de « strips du dimanche matin », réalisés en 2000 par Patrick Mc Donell s’inscrit dans la tradition américaine poétique et drôle, à laquelle l’artiste rend hommage. Deux autres recueils seront publiés en France entre 2017 et 2018. L’occasion idéale de découvrir cet auteur.  Autour du chat Mooch, héritier de Krazy Kat, le chien Earl, le boucher, les écureuils, la grand-mère, le chien de garde, une foule de personnages se transforment en motifs à gags, jonglant de références. Des strips en calembours visuels, en mots croisés d’images, introduits à chaque fois par un logo glissé en indice à la méditation-hommage. De l’art d’un bon divertissement dominical. (http://www.mutts.com)

Témoignages d’actualité

  • kobaneKobane Calling, Zerocalcare, editions Cambourakis, 288 pages, 23 €

Blogueur réputé en Italie, Zerocalcare vit à Rebibbia dans la banlieue de Rome. En 2014-2015, il a été engagé par  L’Internationale (l’équivalent du Courrier International en Italie) pour faire un reportage au Kurdistan, dans l’actualité du conflit syrien.  De la Turquie au Rajava, en passant à Kobane, l’expérience touche au coeur, et amène à penser en soutien et en solidarité. Drôle et riche d’informations, une lecture plus que nécessaire.

  • ANNIV DE KIM JON IL - C1C4.inddL’Anniversaire de Kim Jong-il, Aurélien Ducoudray, Mélanie Allag, Delcourt, 128 pages, 16,95€

Le 16 février, toute la Corée du Nord fête l’anniversaire du dictateur Kim Jong-il. Jun Sang a 8 ans, et il est né le même jour que son idole. Bientôt il combattra lui-aussi contre « les fantoches du sud » et « ses chiens d’américains » Dans les yeux de l’enfant qui grandit et jusqu’à ses 16 ans, Aurélien Ducoudray parvient avec humour à retracer la vie dramatique d’une famille, dans un récit initiatique qui se veut aussi prise de conscience. Au dessin, le traitement de Mélanie Allag parvient tout en douceur à intégrer les images inspirées par la propagande officielle, en montrant le quotidien de la famine et des camps. Un témoignage essentiel, utile aux adultes et accessible aux plus jeunes.

  • hoppublicHôpital public, entretiens avec le personnel hospitalier, collectif, Vide Cocagne, 96 pages , 15 €

Urgence à l’hôpital. Dans ce recueil de reportages menés par sept dessinateurs au CHU de Nantes entre 2013 et 2016, chacun témoigne, malgré la différence de métiers et de points de vues, des dégradations des conditions de travail. Ce débat concerne plus largement tous les hôpitaux, à travers le plan de restructuration globale de l’assistance publique, qui vise à réduire les coûts au nom d’une meilleure gestion et de la rentabilité des services. Une bonne enquête pour comprendre.

De l’histoire pour notre avenir

  • decrisravageDecris Ravage, Alex Baladi, Adeline Rosenstein, Atrabile, 72 pages, 15€

Le décès de Shimon Peres braque de nouveau les regards sur Israël. « Comment en est-on arrivé là? » A l’origine Décris-Ravage est une pièce de théâtre-documentaire d’Adeline Rosenstein, qui traite de la Palestine, du rapport entre l’Occident et le Moyen-Orient depuis le XIXème siècle en compilant des sources diverses, originales ou oubliées, piochées dans l’histoire, la littérature, ou les témoignages d’artistes. Alex Baladi s’en sert pour composer à son tour un canevas narratif  qui suit dans les cases, comme un essai, la juxtaposition d’éléments divers, liés par une réflexion critique sur la narration et la création de l’événement en bande dessinée, au théâtre et dans l’histoire contemporaine.  « décrire l’Egypte, ravager la Palestine »,  depuis Bonaparte à la création d’Israël, ce premier épisode naît du principe des mises en perspective et initie une série historique et magistrale.

  • bohemiansBohémians,Une histoire graphique des avant-gardes artistiques aux États-Unis, Coordonné par Paul Buhle et David Berger, Nada, 240 p. 24,00€

Nébuleuse d’individualités rebelles, la « bohème » dépasse largement le cadre romantique des scènes imaginées par Murger ou sublimées par Baudelaire. Outre-Atlantique, cette compilation de « Bohémians » retrace dans une galerie de portraits l’histoire de la contre-culture américaine du XIXème au XXème siècle. De la ligue de l’amour libre et du poète Walt Whitman à Harvey Pekar et Robert Crumb, les neufs chapitres classent en période des épisodes divers qui créent leur cohérence dans le fil documentaire. En redonnant à ce mot collectif bohémians, ses mille visages, artistiques, politiques et sociaux, Paul Buhle, qui avait déjà travaillé sur l’adaptation de  l’Histoire populaire de l’empire américain d’Howard Zinn en bande dessinée, coordonne avec David Berger une somme exemplaire où l’on retrouve la fine fleur de la bande dessinée américaine ( Spain Rodriguez, Peter Kuper, Milton Knight, David Lasky, Sharon Rudahl, Jeffrey Lewis…). Plus qu’un hommage dessiné et érudit, une mine de références indispensables.

  • hiphop-couv-bdHip Hop Family Tree, Volume 1, 1970s-1981, Ed Piskor Traduction d’Hugo,  Papa Guédé, 112 pages, 26 €

Le premier tome d’une somme encyclopédique et dessinée,  qui retrace l’histoire du Hip Hop depuis sa naissance dans le Bronx au milieu des années 1970. Des planches authentiques et documentaires agencées à la manière d’une bonne playlist par le dessinateur Ed Piksor fan de musique et de super-héros, qui a entrepris de reconstituer l’arbre généalogique du mouvement. Quatre tomes sont déjà parus aux Etats-Unis. Une BD culte pour tous les amateurs du genre, à écouter avec sa playlist sur Youtube.

  • deconfiture-de-rabateLa Déconfiture, T1. Pascal Rabaté, Futuropolis, 96 pages, 19€

L’auteur d’Ibicus initie une nouvelle série à travers les routes bombardées lors de la débâcle de l’armée française, en juin 1940, face aux troupes allemandes. Amédée Videgrain soldat du 11ème, perd son régiment et part à sa recherche, à bord de sa moto. A la poursuite d’une armée en déroute, le voyage sert de prétexte à la mise en scène d’une série d’anecdotes et de rencontres entre les civils et les militaires, au milieu des survivants, des blessés et des cadavres. Le trait et les cadrages expressifs ajoutent à la truculence des dialogues pour dire les réalités les plus terribles et les plus pragmatiques. Un premier tome enthousiasmant qui brosse avec humour le tableau de cette déconfiture à échelle d’humanité.

 

  • josephineJospéhine Baker, Catel et José-Louis Bocquet,  Casterman, 564 pages, 26,95€

Catel s’est fait une spécialité de la « biographique », comme elle dit. Son nouveau pavé, Joséphine Baker (1906-1975), s’inscrit ainsi dans la lignées de ses  biographies dessinées de femmes libres ( Kiki de Montparnasse, Olympe de Gouges, et Benoîte Groult) que José-Louis Bocquet,  son compagnon, au scénario, enrichit de recherches très documentées. De cette rigueur historique naît une  somme particulièrement réussie, qui retrace l’ensemble de la vie méconnue de cette icone de la Revue Nègre installée à Paris, depuis le Missouri de son enfance, jusqu’à ses actions de résistante en France, et de militante engagée dans la lutte pour les droits civiques. Au dessin, le trait s’affirme au rythme endiablé des lignes du corps et du destin de la grande artiste.

  • forcatsForçats, T1, Dans l’enfer du bagne, Fabien Bedouel et Patrice Perna, Les Arènes BD, 64 pages, 15 €

Après Kersten, le Médecin d’Himmler, Patrice Perna au scénario, et Fabien Bedouel au dessin se sont directement inspirés de  l’Homme qui s’évada et des autres écrits signés par le journaliste Albert Londres, sur le bagne de Cayenne. Dans ce diptyque, ils mettent en scène la vie d’Eugène Dieudonné, condamné au bagne à perpétuité avec les anarchistes de la bande à Bonnot. Il s’évade puis il est rattrapé. C’est à cette occasion qu’il rencontre Albert Londres à qui il livre son témoignage en juin 1923. Premier tome d’un diptyque historique d’une grande intensité, les aplats noirs appuyés soulignent avec force les éléments du récit documentaire sur le quotidien des bagnards, rendant du même coup un bel hommage au maître du grand reportage.

Lucie Servin