Du chaos aux ténèbres

Du chaos aux ténèbres

lelivrecouvLe Livre, Nicolás Arispe, éd. Le Tripode, 80 pages, 16 €

Dans Le livre, l’argentin Nicolas Arispe fait la démonstration de son dessin virtuose, en revisitant des chapitres célèbres de l’Ancien testament, à travers un univers fantastique et contemporain. Une fable philosophique pour se préparer à une Apocalypse, toujours d’actualité.  

« Dans un monde qui devient, me semble-t-il, toujours plus hostile, au sein duquel les sociétés durcissent jour après jour leur rapport aux marges, (que ces frontières soient géographiques, culturelles, religieuses ou sociales), penser au sens de la foi devient vital pour nous épargner un peu de douleur et qui sait, un peu de cruauté ».
Nicolas Arispe

Que la volonté de Dieu soit faite. « Fiat voluntas dei ». Doit-on croire en la volonté de Dieu ? De notre appréhension du sens à donner au monde découle l’énigme primordiale, de la transcendance au libre arbitre, qui implique toutes les autres. « Au commencement, tout n’était que confusion ». Dans cet album hybride sobrement intitulé « le Livre », en référence à la Bible, le verbe semble à son tour ordonner les milliers de hachures à l’encre noire qui composent les dessins de Nicolás Arispe. En sept épisodes célèbres, comme les sept jours de la création, les sept vertus et péchés capitaux, les sept archanges, ou encore les sept trompettes de Jéricho, l’artiste condense des épisodes bibliques qui l’ont marqué, enfant,  depuis la Genèse et la création du monde jusqu’à l’Apocalypse, via le sacrifice d’Abraham, la venue de l’Ange Vengeur, les doutes de Job, les lamentations de Jérémie, la prophétie d’Ezéchiel, et la punition de Jonas. Inspiré par Bosch, Grünewald, Grandville, William Blake ou l’architecte Francisco Salamone, à presque 40 ans, Arispe a déjà publié de nombreux livres en Argentine où il enseigne le dessin. Convaincu par les éditions du Tripode, il signe en France cette œuvre inédite, expliquant dans une postface son engagement personnel en écho à son éduction catholique. Aujourd’hui, s’il a cessé de croire en Dieu, a t-il perdu la foi? Un texte qui éclaire le lecteur sur ses intentions intimes tout en laissant à chacun, croyant ou incroyant, le soin de méditer face « au Royaume dévasté ».

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Si Dieu a créé l’homme à son image, celui-ci a depuis converti son démiurge en ingénieur dans une centrale nucléaire, asservissant par terre et par mer les sols arides dans l’agriculture mécanisée, les poissons dans les filets de la pêche intensive ; remplaçant la lumière des astres et des étoiles par l’électricité. L’orgueil humain se heurte toutefois aux forces indomptées des flots excités par la fonte des glaces, qui échouent les chalutiers dans la banquise, et poussent à l’eau le loup avalé dans les abysses par un monstre vengeur. En métamorphosant Jonas en loup, Abraham en ours polaire, l’archange sanguinaire Michel en crocodile, Job en lézard préhistorique, Jérémie en oiseau rayé, et jusqu’à Ezéchiel au charisme d’un Minotaure pour lever son armée des morts, les illustrations projettent le texte biblique dans l’univers contemporain. Un jeu de variations anthropomorphes qui démontrent l’universalité et la force invariable de la parabole originale. Libre à chacun ensuite de faire son exégèse. Tous condamnés et coupables, à la merci de la colère ou de la miséricorde divine sur la planète ravagée. Car au-delà du spectacle fantastique des projections délirantes, l’énumération prophétique de ce bestiaire angoissé impressionne et insinue un doute critique et dénonciateur sur les dérives des hommes-créatures fidèles au portrait intemporel d’une humanité destructrice.

livreimage« Mettre en scène des animaux, c’est-à-dire les témoins d’une beauté céleste vaincue » explique l’auteur en empruntant cette expression à l’écrivain Léon Bloy, auquel il rend hommage. Face au spectacle d’une nature martyre, l’œil hypnotisé par l’artifice du dessin commande la lecture de la litanie sacrée, scandée par le rythme lent des vignettes qui imitent la solennité des gravures liturgiques anciennes. La lumière se révèle dans l’espace vide laissé par la matière noire et vibrante du trait. Un contraste organique pour mieux fixer la dialectique symbolique, stigmatisante et accusatrice. Reste à retrouver la sérénité dans l’abstraction des cases hachurées et remplies de ténèbres. Une prière graphique, laïque et universelle pour questionner le devenir de l’humanité et ses responsabilités.

Lucie Servin

Le mot de l’éditeur : ici

A paraître : La Mère et la Mort / Le Départ (2018).

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