Cyril Pedrosa : « Tous les liens qui nous unissent aux autres comptent »

Cyril Pedrosa : « Tous les liens qui nous unissent aux autres comptent »

pedrosaequinoxescouvLe nouvel album de Cyril Pedrosa Les Equinoxes est un livre-tissu, une étoffe de poèmes en vies brodées, qui s’enchaînent et se croisent au fil des saisons jusqu’à la lumière estivale. Une note d’espoir renouvelle le cycle, recommence le jour. Il est difficile de raconter la ronde des personnages reliés les uns aux les autres par des liens divers, intimes ou étrangers, lourds de conscience et de souvenirs, anodins ou subtils. La structure est pourtant très cohérente, découpée en quatre parties, rythmée par quatre saisons, chacune ouverte par un prologue muet qui met en scène un enfant de la préhistoire. La valse de la narration embarque ensuite de regards en situations, des personnages proches ou éloignés, une mystérieuse photographe qui s’exprime en clichés, en poèmes et en monologues littéraires. Le souffle graphique emporte tout, en reprenant la mélodie du roman Les Vagues de Virginia Woolf que Marguerite Yourcenar, la traductrice, mettait  en opposition aux biographies du caractère du XIXème . « Il s’agit plutôt ici de biographies de l’Être ; d’entités infiniment plus subtiles et plus secrètes que les circonstances de leur vie, ou que leur personne morale elle-même. » Il en va de même pour les personnages des Equinoxes, captés dans le mouvement d’êtres en relation les uns avec les autres.
Rencontre.

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Avec un livre comme celui-ci, on est comme devant un gros nœud de fils réels et abstraits, présents et passés, on ne sait pas vraiment pas quel bout commencer, peut-être par le début, comment avez-vous eu l’idée d’un tel livre ?

CYRIL PEDROSA : J’ai rassemblé dans ce livre énormément de choses, qui se sont agrégées et mises en place petit à petit. Je pense que le point de départ de toute cette histoire vient de ma visite de la grotte de Pech Merle où j’ai vu les empreintes des pas fossilisées d’un enfant il y a plus de 10 000 ans. Le lieu est magique, mais ces simples traces m’ont bouleversé, comme si toute l’humanité me revenait d’un seul coup en plein visage. Il ne s’agit ni de peinture, ni de caillou, ni d’art. J’ai été fasciné par la puissance d’évocation, les simples pas d’un être humain dans la préhistoire. Cette expérience a une incidence dans ma vie, puisque je continue encore aujourd’hui à y réfléchir. Je sais aussi que ce qui m’a touché, touche de la même manière d’autres personnes, et personnellement pour moi, il fallait donner à voir ces liens subtils, invisibles mais très puissants qui nous relient en permanence aux autres. Plus tard, je me suis mis à écrire des monologues intérieurs, dont certains ont été intégrés directement dans le livre, sans qu’il y ait vraiment de lien entre ces deux expériences. Pourtant le cœur du problème s’est révélé à ce moment-là, il me fallait rendre compte de l’infranchissable entre soi et les autres en traduisant le désir permanent malgré tout de briser cette barrière. Dire les points de contact, les plus profonds et les plus fugaces, les points de fuite et les points de convergence qui réunissent à la fin du livre tous les personnages, les figures contemporaines jusqu’à l’enfant du néolithique qui intervient à chaque prologue au rythme des saisons.

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« Le ciel est noir comme l’os poli de la baleine. Mais là-haut quelque chose s’allume, est-ce une lueur de lampe ou l’aurore ? Et quelque chose s’éveille : des oiseaux pépient sur un platane. Partout se répand le pressentiment de la naissance d’un jour. »

Ce passage est extrait des Vagues de Virginia Woolf, une œuvre citée à plusieurs reprises qui semble avoir imprégnée à la fois la structure du récit et l’univers des Equinoxes. Pourquoi et comment vous êtes-vous emparé de ce roman ?

CYRIL PEDROSA : Il y a des œuvres qui comptent dans notre vie, des expériences marquantes qui nous transforment en provoquant un choc esthétique ou en entrant en résonnance avec notre propre histoire. L’œuvre se teinte ainsi de notre implication. Virginia Woolf est un des premiers auteurs à m’avoir submergé d’un point de vue littéraire et vécu. Particulièrement le roman Les Vagues où pour la première fois, j’écoutais une voix que je n’avais jamais entendue. Une voix qui mettait des mots sur des questionnements, des sentiments ou des sensations très précises auxquelles je m’identifiais. C’est troublant la manière dont certaines œuvres nous touchent, et merveilleux de savoir qu’on peut partager ce sentiment avec les autres. L’écriture de Virginia Woolf est vraiment magnifique, une poésie dessinée et inspirante qui décrit merveilleusement le mouvement, les transitions surtout. Le rythme donne un effet très cinématographique, comme des fondus enchaînés, des montages-raccords qui traitent habilement le passage des scènes à travers l’enchevêtrement des voix intérieures. En dehors même des sensations qu’elle décrit, ses transitions d’un être à l’autre, d’une pensée à une autre, m’ont  beaucoup influencé. Pas toujours consciemment car si tu écris en pensant à Virginia Woolf, tu n’écris plus. Le plus important reste la décharge esthétique qu’un roman comme celui-là a créé chez moi. Ce livre m’a nourri, enrichi. Il m’a conduit à interroger la forme dans mon travail. Les vagues ont une structure très particulière, que j’ai repris avec l’idée des saisons dans Les Equinoxes, puisque la romancière intègre des préludes poétiques presqu’abstraits pour marquer le passage du temps, et rythmer la vie des personnages perçus à travers leur voix intérieures. Il ne s’agit pas de faire des choses formelles, mais de comprendre l’importance de la recherche de la meilleure forme pour habiller un propos, des réflexions qui poussent ainsi à quitter ces habitudes à chaque fois, ce qui est très stimulant. Ainsi la structure de cet album est très stricte. J’ai d’abord écrit l’ensemble, mais je me suis aussi laissé le soin d’improviser graphiquement au fur et à mesure, pour trouver une dynamique formelle comme un souffle un peu à la manière de Virginia Woolf.

«  Des bulles montent du fond de la casserole en une succession de grappes d’argent. Les images s’ajoutent aux images. Je ne puis pas rester penché sur un livre, comme Louis, plein d’une farouche ténacité. Je dois ouvrir ma petite trappe, et laisser pendre ma chaîne de phrases qui sert à relier entre eux les événements. De sorte que le sentiment de l’incohérence est remplacé par celui d’un lien sinueux qui unit légèrement les choses. »(extrait de Virginia Woolf, Les Vagues)

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De la grotte de Pech Merle au roman de Virginia Woolf, les références à l’art se multiplient.  A la littérature, Le Méridien de Greenwich de Jean Echenoz, Vineland de Thomas Pynchon, A la peinture, (Visites au Musée, Tableau d’un peintre inconnu, livre sur Bonnard), à la photographie à travers le personnage de Camille, la photographe qui sert de fil conducteur tout au long du récit, et qu’on apprend à connaître par ses monologues littéraires. Au-delà de la photographie, on peut citer le stéréoscope. La musique est également omniprésente, dans l’atmosphère, dans les bulles de notes ou de citations, soit au détour du dessin d’un disque.  

CYRIL PEDROSA : Autant les Vagues colore tout le récit, autant les autres références littéraires ou artistiques sont plutôt des clins d’œil que je vais chercher dans mon panthéon personnel, et que j’intègre en fonction de la cohérence des personnages. On s’interroge tous en tant qu’artistes à certains moments de savoir à quoi ça sert ce qu’on fait. A quoi bon dessiner, écrire? Pourquoi l’art ? Pour moi, il s’agit de montrer le caractère « religieux » de l’art mais « religieux » dans le sens étymologique de « relier » en latin. Si Virginia Woolf n’avait pas existé, ça aurait changé quelque chose pour moi, pas grand chose, juste d’un souffle peut-être, mais c’est déjà énorme. Je témoigne ainsi de moments de solitude et de beauté partagés, en regardant un tableau, en lisant un livre, en écoutant un disque. Le souvenirs des circonstances qui ont permis la rencontre avec une œuvre  particulière à un instant donné, l’impact de l’art sur nous-mêmes. Les références se fixent sur plusieurs niveaux de conscience au gré des rencontres. La photographe sert effectivement de fil conducteur. Au départ, j’avais créé les personnages de Louis, Vincent et Damien, mais je cherchais un lien extérieur. Le photographe incarne pour moi, la capture de l’instant, le regard extérieur qui croise par hasard, furtivement les personnages secondaires en relation avec des personnages principaux.

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J’ai découvert ensuite le travail de Vivian Maier (1926-2009), une photographe de rue américaine qui n’a au cours de sa vie montré ses clichés ( 30 000 négatifs) à personne ou sinon à très peu de gens. J’admire son œuvre, comme celle de Chris Killip que je cite dans le livre. L’enjeu ici, n’est pas tant la question photographique. J’ai été fasciné par le désir de cette femme de faire de la photographie toute sa vie sans jamais partager son travail. Produire une œuvre, en renonçant à la reconnaissance, à l’argent. Je trouve ce désintéressement très beau, et j’y vois une impérieuse nécessité personnelle. J’ai ainsi créé le personnage de Camille en raccordant les monologues intérieurs dont j’avais l’ébauche et en partant du regard extérieur capté par une photographie. De ce cliché, on glisse ensuite à l’intérieur des pensées de l’œil qui regarde. Un artifice pour présenter toutes les dimensions : ce que les personnages perçoivent d’eux-mêmes, comment ils perçoivent les autres, et comment les autres les perçoivent à leur tour. Dessiner explicitement aussi le malentendu permanent en dépit duquel et par lequel on est en relation les uns avec les autres.

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Pour en revenir à l’intrigue, les personnages s’entrecroisent, par des liens très différents mais autour d’un contexte actuel qui les relie entre eux. L’intériorité est ainsi mise en scène dans une intrigue qui questionne la politique, deux groupes de personnages dans des lieux différents, autour du Jura et de la Bretagne, concernés directement ou indirectement par la construction d’un aéroport en allusion à Notre-Dame des Landes, une secrétaire d’état prise au piège de la compromission politique, des gens qui nettoient le mazout sur une plage, des usines qui ferment.

CYRIL PEDROSA : Ce que j’essaye de transmettre dans ce livre à travers des groupes de personnages qui ne se connaissent pas directement, c’est toute la palette des liens qui nous unissent aux autres et qui changent nos vies. Les régions géographiques sont plutôt des marqueurs d’éloignement, d’un côté l’ouest, la mer, de l’autre l’Est, pour différencier les saisons et les paysages dans ces deux régions et ainsi faciliter la lecture. J’aime beaucoup les lieux carrefours comme les stations-services, où tu croises toutes sortes de personnes, très fugacement. Mon intrigue se noue ainsi de liens très complexes, superposés, des liens intimes, la famille, le deuil, et des liens extérieurs ou plus fragiles qui nous engagent tout autant les uns avec les autres. Ces instants captés furtivement, dans le métro, sur un parking de supermarché, marquent l’existence. Je trouve intellectuellement inconcevable qu’on puisse dire qu’on ne doit rien aux autres, l’idée de n’être issu que de soi-même me paraît absurde. Je n’ai pas voulu non plus hiérarchiser, j’essaye surtout d’attraper les point de contact pour mieux souligner la question de la responsabilité individuelle, de la conséquence de nos actes et de nos pensées. On minimise trop notre capacité à agir, notre interaction avec le monde. La politique n’est pas autre chose que du lien entre nous et les autres. La question de l’engagement est un thème qui me construit depuis toujours. J’ai été très militant et je dresse en filigrane dans ce livre un portrait de notre époque contemporaine, le désaveu du politique, la dégradation du climat social et les manifestations. J’ai aussi évolué dans mes conceptions, au détour de rencontres de gens que je n’ai pas forcément beaucoup connus, mais qui m’ont inspiré certains personnages et fait prendre conscience de trajectoires individuelles, de cheminements d’individualité. Louis par exemple qui fut un militant écolo très engagé, à la fin de sa vie, se convertit dans une sorte de foi laïque pour la beauté de l’art, une conversion mystique en quelque sorte, que je trouve aussi miraculeuse que son passé militant. L’engagement doit s’accorder dans la justesse avec ce que nous sommes, s’engager d’abord en nous-mêmes. Un personnage comme Damien le pasteur, qui a beaucoup évolué en tant que personnage, me rappelle le souvenir d’un curé que j’avais rencontré une fois, et qui m’avait surpris car on a toujours l’image un peu caricaturale du dogmatisme de la foi, des certitudes. Je suis pourtant complètement athée, je témoigne simplement des rencontres qui nous construisent, des regards qu’on perçoit. On arrive tous à se demander à quoi ça sert, si ça change quelque chose, la réponse est oui, forcément.

Une mélancolie teinte l’ensemble du récit, mais vous choisissez toutefois une issue optimiste ?

CYRIL PEDROSA : J’écris un livre avec les questions que je me pose à moi-même, il s’agit aussi de trouver une issue, une réponse satisfaisante autant pour moi que pour le lecteur, d’un point de vue narratif et graphique. Il était très important de donner un sens positif à tout ça, de ne pas laisser toutes les questions des personnages non résolues. Les jours renaissent encore et toujours. J’avais bien conscience de la teinte mélancolique de l’histoire, il s’agissait de rétablir un équilibre entre l’ombre et la lumière, le désarroi et l’espoir. C’est pourquoi je commence l’histoire en automne pour finir sur l’Eté, comme un point de rendez-vous avec la lumière et  le soleil. Dans la dernière partie, tous les points convergent dans une solution lumineuse que j’ai cherchée aussi à rendre graphiquement,  en faisant concorder la technique des images qui rythment chaque prologue avec la fin du récit, dont les couleurs sont également réalisées par ordinateur, à la manière d’une sérigraphie, même si le rendu n’est pas le même. Par rapport au planches précédentes, l’aspect tranché donne à cette partie une autre dimension de la beauté de la vie.

Propos recueillis par Lucie Servin

Les Equinoxes de Cyril Pedrosa, Aire Libre/Dupuis, 336 pages, 35 euros

Une  scène extraite des Equinoxes à lire, une discussion entre Vincent et Damien, autour de Virginia Woolf et du sens de la vie. 

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pedrosa7« Enfin le soleil arriva à la hauteur de la fenêtre, toucha le rideau bordé de rouge, et mit au jour des cercles et des lignes. La blancheur de la lumière naissante siégea au fond de l’assiette, son éclat se concentra dans le tranchant du couteau. Les fauteuils et les buffets se dessinèrent à l’arrière-plan, et bien que séparés les uns des autres, ils semblaient inextricablement entrelacés. Contre le mur, l’étang du miroir se couvrit de blancheur. La fleur vivante sur le rebord de la fenêtre était escortée par un fantôme de fleur. Et pourtant, le fantôme faisait partie de la fleur véritable, car lorsqu’un bouton venait à éclore, un autre bouton tout pareil s’épanouissait aussi sur la fleur plus pâle du miroir. » Extrait de Les Vagues de Virginia Woolf