Damien Roudeau, des portraits pour faire face
Depuis maintenant 15 ans, Damien Roudeau met ses crayons au service du reportage pour croquer les portraits de ceux qu’il rencontre et faire face au réel par le dessin. Le rendez-vous est pris à l’occasion de la parution de son dernier livre Dans les coulisses de la Comédie-Française réalisé avec la journaliste Laëtitia Cénac.
Révéler l’acteur derrière le pinceau. L’occasion était trop belle. Depuis longtemps je m’étais promis de faire le portrait du dessinateur Damien Roudeau. Encore fallait-il mettre la main dessus, toujours en vadrouille et occupé à remplir ses carnets de croquis. Entre Montreuil, Brest et Calais, avant son départ pour l’Equateur, je le retrouvais finalement à l’automne dernier, à la cafétéria de la Comédie-Française où il dédicaçait son livre dans les coulisses de l’institution théâtrale. Dans cette cantine où le café n’est pas cher et les clients célèbres, la perspective des colonnes de Buren ajoute une identité solennelle qui imprègne les pages du livre. Damien a passé cinq mois, de septembre 2015 à janvier 2016, avec la journaliste spécialisée de Madame Figaro, Laëtitia Cénac, critique dramatique chevronnée et habituée de la maison. En fil rouge, la création de la pièce Roméo et Juliette (qui n’avait pas été jouée depuis 1954) et surtout, la première saison du nouvel administrateur Éric Ruf, acteur entré comme pensionnaire en 1993, qui succède à Muriel Mayette-Holtz en 2014. Croqués sur le vif, les portraits en immersion passent en revue la troupe, de la benjamine au doyen, et dévoilent tous les rouages, calés au millimètre et à la seconde, de cette « fabrique de l’illusion », en décrivant par le menu le fonctionnement du Français. Une diversité insoupçonnée de métiers se révèle, de la scène aux coulisses, en passant par la salle Richelieu et les entrepôts de Sarcelles, qui coordonnent à la minute près plusieurs spectacles par jour et près 800 représentations par an. La « ruche » s’organise dans le secret des répétitions et la fabrication des décors, initiant le lecteur au protocole et à la logistique du plateau.
« J’ai beaucoup aimé travailler avec Laëtitia car elle connait très bien la Comédie-Française depuis près de dix ans et entretient des relations parfois presque intimes, en tout cas de confiance vraie, avec les comédiens. Elle dirigeait les interviews et cette triangulation était très confortable pour moi, car on m’oublie complètement. De plus, n’ayant pas à me soucier de la narration et de l’entretien, je peux me consacrer tout entier au dessin. »
Le sujet de ce reportage a été inspiré par les éditions de La Martinière, au sein de la collection « Dans les coulisses de », lancée à la suite du succès des carnets de reportage du journaliste Raynal Pellicer et du dessinateur Titwane, Enquêtes générales réalisé en 2013 sur la police judiciaire, et Brigade criminelle en 2015 au 36 quai des Orfèvres . La reporter-aquarelliste Noëlle Herrenschmidt, une des pionnières du dessin-reportage, publie Dans Les coulisses de la loi simultanément au livre sur la Comédie-Française. Dans un registre très différent, celui-ci brosse le portrait collectif vivant et vu de l’intérieur des 400 employés qui animent le théâtre mythique.
Le dessin naturaliste, support au témoignage
A 35 ans, Damien publie son dixième carnet de reportage. On reconnait d’emblée son trait naturaliste, fouillé et dynamique, ses couleurs rendues à l’aquarelle ou au feutre dilué. Dans ses croquis, l’artiste se laisse aller à l’instant, ouvrant sa palette à de nombreuses techniques, qui multiplient les regards en fonction des moments.
« Pour moi, le reportage prime sur le dessin. Je ne dessine pas des portraits pour les afficher au mur et le dessin seul n’a pas de valeur en lui-même. Il accompagne la rencontre et sert de support au témoignage, en laissant trace d’un échange. Quand on dessine sur le vif, il y a un lâcher prise, on ne triche pas. J’enregistre ce que je peux de ce que je vois, selon la durée dont je dispose et les circonstances matérielles. Le croquis peut être vraiment très esquissé, une simple prise de notes : les légendes rajoutent des éléments sonores, des commentaires ou des paroles saisies au vol. Certaines des légendes ont disparu dans le livre sur la Comédie-Française, mais c’est aussi la première fois que je n’ai pas réalisé la maquette. J’adapte le niveau de détail au moment, et je retravaille généralement ensuite pour apposer les couleurs si je n’ai pas le temps de le faire sur place. Couleurs qui jouent parfois un rôle signalétique ou narratif, pour renforcer la lisibilité de l’image : sur le port de Brest comme à la Comédie-Française, les couleurs primaires transmettent d’abord des infos visuelles, aussi codifiés au théâtre que sur une grue. »
Le portrait traduit d’abord la durée d’une rencontre, quand une silhouette sur scène ou en coulisse suffit à résumer une action, un métier, et que le décor laisse loisir de se perdre dans la profusion des perspectives et détails architecturaux.
« Le dessin est un moyen ludique de rentrer en relation avec les gens. J’aime peindre des portraits dans leur contexte, fabriquer la trace d’un temps partagé. Si je dessine une repasseuse, mon dessin est réalisé dans le temps du repassage d’une collerette : nous sommes deux artisans au travail, appliquant un savoir-faire. Les portes s’ouvrent aussi plus facilement aux dessinateurs, c’est ce que nous avons baptisé avec Nicolas Le Roy, mon acolyte marin pour le reportage sur Brest, « La théorie des crétins des palmiers ». De même qu’on ne laisse pas rentrer un photographe dans une cour d’assise, de même on laisse plus facilement un dessinateur accéder à un sous-marin nucléaire, car la valeur d’un dessin est si subjective qu’il ne peut servir comme preuve en image indicielle. »
Un reporter engagé
C’est pour son diplôme d’illustration à l’école Estienne, en 2001, que Damien réalise son premier reportage dessiné : Portraits cachés. Six portraits d’hommes à la rue qu’il a suivis pendant six mois dans les rues de Paris, et dont il décrit concrètement le quotidien de survie, à travers les réseaux de solidarité et de sociabilité.
« Après une première année en illustration, j’ai vite senti que je n’étais pas à ma place derrière une table à dessin, j’ai pris la tangente en allant vers le reportage. J’avais en tête de confronter la réalité du terrain à l’énoncé de la loi contre les exclusions, votée en 1998, en donnant la parole aux sans-logis. Ce travail, primé, m’a fait découvrir le réseau des carnets de voyage, revenus à la mode fin des années 90, notamment avec les carnets de Titouan Lamazou ou Yvon le Corre. »
Damien réalise ensuite, de 2003 à 2004, un reportage dans une communauté Emmaüs près de Chartres : De bric et de broc, entre observation participante (il a vécu et travaillé comme compagnon pendant 18 mois) et approche humaniste. Vivant et dessinant de communautés en collectifs, il collabore avec Les Yeux dans le Monde ou les journalistes d’Argos, de la banlieue à l’usine, il infiltre aussi les chantiers de volontaires internationaux ou dénonce les violences policières dans un quartier de Villiers-le-Bel, trois ans après les émeutes, dans le très beau recueil de rencontres Villiers rebelle.
Dernièrement à Calais, après plusieurs semaines passées dans le bidonville de la « jungle » avec migrants et bénévoles, il dessine Bienvenue à Calais en collaboration avec Marie-Françoise Colombani, éditorialiste au magazine Elle. A Brest, il réalise entre 2013 et 2015 Brest à quai, avec le marin et sociologue Nicolas Le Roy, galerie de 150 travailleurs du port.
A côté de ses publications, dans sa ville, Damien chronique et soutient depuis dix ans à Montreuil les conditions de vie de la communauté Rom. Il raconte entre 2009 et 2012 l’histoire d’une de ces familles dans la bande dessinée Dosta ! (Assez !), publiée chez Vide Cocagne qu’il réimprime actuellement sous le manteau en fanzines, pour les aider. Cet été encore, il réalisait une fresque sur les murs de la ville, pour rendre visible les treize familles (dont 19 enfants) de nouveau expulsées en repeignant inlassablement les visages, lorsque les services de la mairie les effaçaient…
Avec son fonctionnement à part, ses dorures, ses lustres et son héritage prestigieux, le reportage sur la Comédie-Française tranche avec les sujets traités habituellement par cet auteur soucieux de rendre visible et donner la parole aux exclus et aux invisibles. Loin d’un cercle de poings levés, à la Comédie-Française les employés semblent s’accorder sur la phrase de Camus, glissée dans le livre en exergue : « une scène de théâtre est le lieu au monde où je suis le plus heureux ».
« De ce que j’ai vu, les employés et la troupe ont l’air plutôt épanouis de travailler au Français. Mais j’ai aussi dessiné le mec à la rue qui campe devant la boutique : je ne me censure pas, et nous avions Laëtitia et moi, carte blanche sur le contenu du livre. Malheureusement nous avions déjà fini le reportage quand le théâtre a été occupé par les intermittents fin avril, lors de Nuit debout. 2016, un événement historique puisque ce soir-là les représentations ont été annulées, ce qui ne c’était pas produit depuis des siècles ! Si j’avais bien conscience de mettre les pieds dans un univers très différent, ce livre est pourtant dans la même veine que mes autres reportages. Que ce soient pour les sans-abris, les Roms, les migrants, ou même les travailleurs du port de Brest, il s’agit de se faire accepter dans des milieux fermés, autarciques, en décrypter les règles, rituels et mémoires, en déconstruire la machinerie relationnelle. Et pour l’anecdote, il existe aussi un fil tangible entre l’univers de la Comédie et celui du port du Finistère, puisque les machinistes étaient d’anciens marins bretons, et que les décors étaient confectionnés par des charpentiers de marine. »
Le prix de l’indépendance
Au fil des rencontres, Damien affûte son trait à la rapidité d’exécution. Il enchaîne les projets de reportages et anime en parallèle des ateliers, ajustant toujours ses sujets à ses convictions. Avec dix ans d’expérience, il peine pourtant encore parfois à joindre les deux bouts, dans une économie culturelle qui s’effondre et une chaîne du livre qui déraille. Cette année 2016, en publiant cinq livres, il galère à assurer un SMIC.
« Pour ce livre sur la Comédie-Française, c’est 4000 euros d’avance sur droits et 5 mois de travail… De fait pour 800 dessins publiés, tu en réalises peut-être 1500. Puis on t’annonce que tu dois te charger de la numérisation et de la photogravure, qu’il faudrait manuscrire des extraits… Or sur cette avance sur droits, tu ne touches au départ que 25%, avant d’avoir le reste à la livraison. Il faut donc tenir 5 mois avec 900 euros, ce qui ne couvre même pas les frais de cantine ! A réception du contrat tu découvres que les 4 % de droits d’auteurs fixés étaient en fait à diviser par deux, à partager avec ma co-autrice, ce qui représente environ 50 centimes sur ce livre vendu 30 €.»
Du carnet de reportage à la bande dessinée
Aujourd’hui, il est parti vers d’autres aventures, en Equateur, il collabore cette fois avec sa compagne, Sophie Tardy-Joubert, elle aussi journaliste, à partir d’un sujet qu’elle avait présenté dans la revue XXI (n°31- La bête noire des pétroliers) sur l’avocat Pablo Fajardo. Cet ancien paysan équatorien lutte depuis vingt-cinq ans contre les entreprises pétrolières qui polluent l’Amazonie. Sa pugnacité a permis de faire reconnaître le crime écologique et les 30 000 victimes, en faisant condamner l’entreprise Chevron-Texaco en 2011 à payer 18 milliards de dollars. A ce jour l’amende-record n’a toujours pas été réglée.
« J’ai rencontré Pablo Fajardo lors de ses passages à Paris, nous l’avons hébergé chez nous. A partir du papier de Sophie, nous voulions remettre en scène un certain nombre d’informations importantes qui passaient à la trappe. Ce récit en BD est radicalement différent de ce que je fais dans mes carnets, il sortira en janvier 2018. Le scénario de ce désastre écologique se structure comme un polar, articulant l’histoire personnelle de Pablo et le déroulement de l’enquête. J’ai toujours voulu faire de la bande dessinée et même si j’ai déjà collaboré à des fanzines ou à des collectifs, ce sera mon premier one shot. J ’admire beaucoup le travail de certains dessinateurs qui ont su basculer du croquis à la bande dessinée comme Simon Hureau, Benjamin Flao ou encore Cyrille Pomès. En dessinant sur le vif, je ne développe pas de « style » dans mes carnets de croquis, la bande dessinée engage mon dessin vers une autre écriture.»
Propos recueillis par Lucie Servin
Bibliographie :
- Damien Roudeau, De bric et de broc : Un an avec les compagnons du partage, Parole et Silence, 2006, 300 p.
- Damien Roudeau, Têtes de pioche : La Provence au rythme des chantiers de jeunes, Les Alpes de Lumière, 2009, 158 p.
- Damien Roudeau, Rosny-sous-Bois : Grandeur nature, Folies d’encre, 2011, 82 p.
- Damien Roudeau, Dosta (vol. 1 & 2), Vide Cocagne, 64 p. 2009 et 2012
- Les désobéisseurs, ouvrage collectif, « Psychiatrie, un portrait de Christian Sabas » , Vide Cocagne, coll. « Soudain », 2013.
- Damien Roudeau, Villiers rebelle : [Carnet de rencontre] à la Ciseraie, La Boîte à bulles, 2014, 128 p.
- Marie-Françoise Colombani et Damien Roudeau, Bienvenue à Calais : Les raisons de la colère, Actes Sud, 2016, 48 p.
- Nicolas Le Roy et Damien Roudeau, Brest à quai : [Carnet de bord] des travailleurs du port, La Boîte à bulles, 2016, 312 p
- Laetitia Cénac et Damien Roudeau, Dans les coulisses de la Comédie-Française, Éditions de la Martinière, 2016, 239 p.