De guerre lasse

De guerre lasse

Le temps ne permettait pas de sortir la tondeuse et Manon restait là, devant la fenêtre à regarder passer la pluie et les nuages qui s’accrochaient au ciel, malgré un vent à décorner les bœufs.  Sur la terrasse, rampaient les limaces décomplexées par l’absence de soleil, solidement collées à la surface glissante, striant en pointillés les dalles mouillées. Manon examinait avec dégoût les nuances diarrhée que suggérait leur consistance, en se décourageant des pillages, paralysée à l’intérieur, tétanisée par la ventouse de l’animal accroché sur la vitre qui exhibait son ventre gluant en remontant sur le verre. Les traces brillaient partout en croisillons indisciplinés et les crachouillis du spécimen qui la narguait de l’autre côté de la fenêtre, donnaient toute la mesure du nettoyage à venir.

La guerre était déclarée depuis longtemps. Depuis le printemps dernier, quand Manon avait emménagé dans ce chalet coquet des bords de Seine, bien décidée à plonger ses mains dans la terre et à réinventer la manière de cultiver sa vie. Quitter Paris. L’occasion s’était présentée avec l’amour et elle était partie trouver l’aventure à 70 kilomètres de la capitale, dans un coin de verdure, assez grand pour parfaire son initiation rurale. En gageant son idéal dans la terre, elle savourait les espoirs naïfs d’harmonie avec la nature.

La jeune femme détourna le regard vers le guéridon où les gants gisaient au sec, négligemment posés sur l’agenda du potager dans lequel elle mettait à jour la date des semis et les divers soins qu’elle apportait aux plantes. Sur la première page, elle avait inscrit en exergue un avertissement tiré d’un manuel qui disait : «  L’humus, la terre en latin, sert de racine à l’humilité ». Elle comprenait mieux chaque jour. Au début, elle avait lu les livres, préparé la terre, suivi les conseils de jardinage à la lettre, placé enfin ses premiers semis, délicatement, en disposant chaque graine, comme une essence précieuse, amoureusement enveloppée dans un terreau moelleux, arrosée d’un amendement d’ortie gourmande. Un traitement royal. Les germes sortaient en quelques jours, Manon triomphait avec ces naissances et le succès grisait ses ambitions mégalomanes. La cruauté du premier raid la ramena rapidement à la réalité. La horde des limaces s’était abattue sur les prémisses, décapitant en une nuit tous les cotylédons, arrachant sans pitié les placentas végétaux, dévorant tous les légumes nourrissons. La guerre était déclarée.

La limace avançait sur la vitre, assez vite, portée en aquaplanage par sa bave sur la paroi lisse. En arrière plan, le gris de l’humidité ambiante donnait au vert une vitalité  luxuriante, qui faisait vibrer les rétines, allant jusqu’à rendre visible la croissance des plantes, révélant les infimes mouvements derrière l’apparente immobilité générale. Les sécrétions vivantes ricochaient avec les gouttes de pluie, se propageant comme dans une réaction en chaîne. La trainée de mucus avait traversé la fenêtre et l’animal marquait son territoire en tirant le rideau sur l’écran qui servait à Manon de poste de vigie. Elle aurait aimé réussir à prendre en photo ce sentiment d’impuissance pour dénoncer les clichés hypocrites, les portraits idéalisés de la vie sauvage, comme le trappeur canadien, s’enfonçant dans la neige, tiré par ses chiens et son traineau. Ou encore comme les voiliers qui s’éloignent au large dans un infini trompeur. Des images qui auréolent l’instant et dissimulent la durée. Combien d’années lui faudrait-il pour parvenir à produire des légumes en quantité suffisante, pour prendre un rythme qui sans garantir l’autarcie complète, la rendrait  moins dépendante et plus en accord avec son idéal de consommation? La limace amorçait un virage, dans un surplus de bave, de même que les cargots qui font tourbillonner les hélices et mousser l’eau du port.

L’an dernier, Manon avait relevé le défi. La littérature était abondante, l’expression « la terreur du jardinier », revenait souvent dans les articles qui traitaient des dangereux ravageurs. Les solutions miracles n’existaient pas. La jardinière s’était néanmoins sentie moins seule en sachant le souci partagé. Les récoltes n’avaient pas été si mauvaises et elle s’était confortée dans l’idée d’optimiser les soins et la prévention.  Cette année, elle avait donc réalisé des semis à l’intérieur, protégé les jeunes pousses, installé des cloches pour passer le stade le plus vulnérable de la plante. Le début du printemps avait été ensoleillé et froid. Elle avait attendu l’arrivée des limaces de pied ferme et un mois s’était écoulé sans qu’elle n’eût à faire face à des attaques aussi sauvages.  Elle commençait même à supposer que la pluie avait dû rendre la saison précédente particulièrement propice aux gastropodes, avec l’espoir que les assauts ne se répètent pas avec une telle violence tous les ans. C’était réinventer un bon sens paysan qu’elle n’avait pas encore, dans son ignorance des mécanismes de la vie. Car le mois passé, l’attaque arriva avec la pluie qui s’était installée depuis plus d’une semaine. L’herbe avait poussé d’un coup et construisait autant d’autoroutes dirigeables vers les jeunes plans fraichement plantés. Huit jours, que les limaces étaient revenues comme prévu, en rangs serrés, après la trêve hivernale, fidèles et loyales, remplissant leur promesse de retour du printemps.

Manon tourna le dos à l’armée qui défilait dehors et à la générale en chef qui parcourait la fenêtre dans l’autre sens. La guerre se répéterait à l’infini. Chaque année, il faudrait combattre, renoncer à l’armistice, lutter toute la vie. Manon n’avait pas l’âme guerrière, elle aurait préféré la paix. Elle répugnait à tuer même une fourmi, et n’osait attraper les limaces qu’avec des gants pour s’en aller les jeter un peu plus loin. Si en moyenne la limace peut parcourir 7 mètres en 24 heures, le sablier retourné, la tâche recommençait chaque jour à l’heure du constat  des dégâts provoqués par les razzias nocturnes. Elle n’avait jamais voulu utiliser du sel, car elle en redoutait la concentration dans les sols. Elle avait abandonné les pièges à bière, victimes de leur succès, qui attiraient toute la faune locale, insectes, crapauds, y compris les taupes, et qui avaient surtout le mauvais travers de rassembler les limaces de plus en plus nombreuses autour de la zone à défendre. On lui avait conseillé la maïzena, la farine de maïs gonflait alors dans l’estomac et finissait par faire éclater la bestiole, sans que cette mort lente n’empêche réellement la voracité de ces animaux. Elle s’était finalement rabattue sur les ferramols, des granules de sulfate de potassium, de loin le produit le plus efficace, estampillé du logo « utilisable en agriculture biologique » qui aurait dû servir de sésame à ses scrupules écologiques. La réaction chimique de la granule bleue au contact de l’humidité ne lui inspirait pas confiance et quand elle les disséminait sur le sol, elle avait honte, se cachait presque avec l’impression de faire quelque chose de mal. C’était paradoxal et lâche, cette capacité à tuer par procuration. Elle reconnaissait le courage des jardiniers qui s’équipaient la nuit d’une frontale, pour faire des rafles, en empalant les limaces sur un pique à brochette ou en les plongeant  dans un sceau d’eau savonneuse. Elle était elle-même incapable d’une telle franchise dans le geste meurtrier et culpabilisait d’utiliser des expédients aussi barbares.

On trouvait souvent les limaces par paquets, se gavant en bandes d’individus de tailles différentes sur une même plante, à la manière des grands repas de famille. La limace léopard semblait plus solitaire, excellente dans l’art du camouflage sur les branchages tombés du sous-bois. Le reproduction de ces êtres hermaphrodites offrait un spectacle aussi miraculeux que monstrueux, des ébats de plusieurs heures pour une fusion en spirale et des centaines d’oeufs . Cet hiver en soulevant une souche pourrie, Manon en avait découvert par hasard. Elle n’avait pas voulu s’en débarrasser sans avoir la certitude de l’espèce. En regardant sur internet, elle avait ensuite clairement identifié  les futurs limaçons mais n’était jamais revenue éliminer l’engeance par procrastination, par oubli, par paresse.  Il y en avait près d’une centaine sous cette souche et maintenant qu’à quatre pattes tous les jours elle inspectait les feuilles, elle regrettait sa négligence. S’il lui restait encore à essayer les grains de pierres volcaniques qu’on étalait comme des remparts, elle s’était résolue pour l’instant, à la lutte directe, en cueillant les limaces au matin et à la nuit tombée pour les déporter à l’autre bout du jardin, en priant ensuite les hérissons et tous les prédateurs potentiels d’exercer leur instinct naturel.

Hier encore, elle était sortie à plusieurs reprises dans la journée pour repousser physiquement l’attaque des invertébrés. Qu’en serait-il aujourd’hui ? Le huitième jour de pluie consécutif attaquait son moral, accusait sa lassitude, et lui donnait envie de rester lire au coin du feu. Elle choisit un livre, et plongea dans les réflexions contemplatives du journal de Henry David Thoreau, pour se distraire en écoutant le chant du poète s’extasier des conversations du grillon et du goût du gland, retrouver malgré les fâcheries un chemin pour communier avec la nature et effacer une journée grise vouée à rechercher des alternatives pour remédier à la démoralisation.

Il faisait nuit quand Manon finit par mettre le nez dehors. Elle répondait maintenant aux cris des plantes à l’agonie, sensible enfin au massacre silencieux qui se tramait dehors. Avec ses gants et une assiette, elle épouilla d’abord les salades, les choux, puis tout le reste, portant le butin dans un tas de cendre à l’autre extrémité du terrain. Le lendemain, la pluie, le vent comme la veille, mais cette fois Manon, dés sept heures, à quatre pattes, attrape les limaces, exécute les même gestes, récolte des grappes entières, essuie les crottes et les traces des forfaits. L’hécatombe s’évaluera plus tard, quand on pourra replanter, ou lors de la récolte, avec les pertes et les déceptions. Manon regarde ce qu’il reste à faire. Il faudrait couper l’herbe, au moins en bordure. Mais déjà sous la pluie, Manon a froid, elle rentre pour se poster derrière la baie vitrée, regarder la pelouse réclamer sa tonte et les limaces qui n’en finissent pas de passer. De guerre lasse, elle finira son livre au coin du feu. Thoreau lui racontera la beauté du gel et elle s’enchantera par procuration bien au chaud, face au foyer.

Lucie Servin

(image de l’article, © photographie de Guttorm Flatabø)