Didier Comès plonge dans le silence éternel

Didier Comès plonge dans le silence éternel

 

Didier Comès, un grand maître du noir et blanc, s’est éteint ce mercredi 6 mars 2013, à l’âge de 71 ans. La rédaction de BDSphère lui consacrait la une de son numéro 21 à l’occasion de la grande rétrospective présentée au BAL à Liège l’an dernier,  « A l’ombre du Silence » en mai 2012 et à Angoulême en janvier 2013 dans le cadre du 40ème Festival de la Bande Dessinée. Artiste humaniste, il n’a eu de cesse dans son oeuvre de chanter la différence.

Un « bâtard de deux cultures » comme il se définissait lui-même.  Didier Comès, de son vrai nom Dieter Hermann est né en 1942 à Sourbrodt dans un village wallon pendant l’occupation allemande d’un père germanophone et d’une mère francophone. Au départ Comès travaille comme dessinateur industriel et s’intéresse à la fois à la Bande Dessinée et à la musique. Percussionniste de jazz semi-professionnel, il se lance dans la Bande Dessinée en 1969, et publie de courts récits avec Paul Deliège pour le compte du Soir Jeunesse, Pilote et le journal de Spirou. Il y a tout juste 40 ans, en 1973, Comès écrivait son premier long en couleurs Le Dieu vivant, une aventure d’Ergün L’Errant mais c’est surtout  L’ombre du corbeau publié en 1976 et 1977 dans le journal de Tintin qui jette les bases de l’univers fantastique de l’auteur : un monde parallèle, un monde magique où s’animent les mornes paysages des campagnes ardennaises et où se dissipent les brumes de quelques mystères.

Comme Hugo Pratt, Comès s’impose comme un grand maître du noir et blanc et de l’art de la fable. Il alterne ses planches silencieuses et noircies par les aplats d’encre à ses pages plus écrites dans un style qui transperce les sensibilités de ses lecteurs. Dans toutes ses histoires, il n’a de cesse de mettre en scène les ambivalences et de chanter la différence. Infirmes, marginaux, gitans, autistes, fous ou demeurés, les héros de Comès ont tous en commun l’exclusion et le rejet par les autres, étrangers à la normalité incarnée par des communautés de villageois aigris et rongés par la haine dont chacun de ses êtres hors du monde fait l’amer apprentissage. Les intrigues se tissent autour de la quête de l’identité et l’envie de la vengeance réservant des dénouements souvent funestes. Dans des paysages inquiétants que la nuit enrobe d’une noirceur angoissante, il réanime les légendes issues d’un imaginaire fantastique millénaire en empruntant au paganisme et aux superstitions locales.

Silence, une révélation

Au début de l’année 1979, la parution des premières planches de Silence dans la revue A suivre marque les esprits. Silence, le héros simplet et muet tyrannisé et exploité par un fermier odieux révèle aux yeux du public le talent du dessinateur.  Comès signe ici une œuvre de grande envergure en 120 planches qui rompt avec les formats habituels de l’époque de 46 ou 54 pages, et contribue à la reconnaissance d’un genre, celui du roman graphique. Bon comme un enfant, innocent comme un ange, ami des serpents, Silence apprend la tragédie de son passé par une sorcière dont il tombe amoureux. Dans ce couple né de l’interdit, Silence est poussé par l’initiation à la violence au désir de vengeance.
Comès, “l’homme-hibou qui voit dans l’obscurité ces emmuraillés de silence, de la non conformité et du refus”, tel que le décrit Didier Platteau son éditeur de l’époque , est à l’image de cette chouette annonciatrice de mauvais présage. Un oiseau de malheur qui s’envole dans la  nuit pour percer les secrets les plus sombres de l’âme humaine. La mort s’insinue toujours dans ces fables noires, figeant une esthétique sombre et envoutante. Comme le nain Blanche-neige qui met en garde Silence injustement enfermé pour un meurtre qu’il n’a pas commis : “Les gens n’aiment pas ceux qui sont différents, ils en ont peur”. Cette peur, Comès s’en est fait l’illustrateur. Marqué par la guerre, il sonde la cruauté des hommes en luttant contre le sort réservé aux incompris par une majorité bienpensante.

Peintre de la nature, il transcrit ces rapports antagonistes et complémentaires, entre l’homme et l’animal, entre l’innocence de l’ignorance et la culpabilité du mensonge, entre le monde désenchanté contemporain et les traditions anciennes du chamanisme et de la sorcellerie.  Mais l’écrivain-hibou et halluciné était surtout un artisan de l’illusion, sorcier lui-même, capable d’apporter la lumière dans l’obscurité la plus profonde. Dans ces contes du désespoir, en écrivain humaniste, Comès a toujours su donner de précieuses leçons sur la tolérance et le respect de la différence. Le neuvième art vient de perdre l’un des plus grands. La rédaction de BDSphère lui rend un dernier hommage et dans le silence éternel d’un grand artiste, nous ne cesserons de célébrer son oeuvre.

L’hommage de François Schuiten

“C’est avant tout un ami avec lequel je n’ai jamais cessé de parler de ce métier, de la façon de raconter des histoires, de l’exigence du dessin, du noir et blanc mais aussi de nos inquiétudes et de nos rêves.
L’isolement qu’il a choisi dans ses Ardennes natales lui donne un regard si particulier, une telle authenticité sur le monde,  une vraie profondeur qui fait du bien.
Je reste toujours ébloui devant la beauté de ses planches, la façon dont il traduit le mystère des forêts qui l’entourent. Il travaille le végétal comme un orfèvre ou un artiste japonais. Il donne à chaque arbre une âme, une vie intérieure qui transcendent ses histoires. Il a su travailler le mouvement des cadres et des plans comme un musicien,  avec le sens rythmique du batteur qu’il a été.
Dernièrement, alors que je l’interrogeais sur la façon dont il arrivait à des noirs aussi profonds et aussi parfaits dans ses planches, il me disait avec un sourire en coin qu’il accumulait ses vieilles bouteilles d’encre comme ses bons crus. Avec le temps, leur densité lui permettait d’obtenir cette profondeur. Ce souci de perfection révélait ses qualités de grand artisan, de maître incontestable du noir et blanc.
J’ai rarement rencontré quelqu’un d’aussi cohérent par rapport à son œuvre. Il a vraiment tout donné dans ses livres. Il représente pour moi un point de repère autant humain qu’artistique.”