Gare au Gorille avec Abigaël Martini 

Gare au Gorille avec Abigaël Martini 

abigael-martini-couvCompilée en intégrale aux éditions Cambourakis,  la trilogie de Thomas Azuelos publiée séparément en 2006, en 2008 et en 2012 aux éditions Carabas, réunit les aventures de la jeune commissaire stagiaire Abigaël Martini, dans un volume qui forme ainsi un savoureux roman d’apprentissage et une fable graphique d’un seul tenant

 Abigaël Martini, une jeune parisienne de bonne famille, vient d’être nommée commissaire stagiaire du 17ème district du 78, dans les quartiers calmes. Chaperonnée par sa mère, juge d’instruction, réputée et crainte, qui lui organise des rendez-vous galants avec une agence matrimoniale, Abigaël s’affranchit en s’envoyant en l’air avec tous les prétendants. Pleine de principes, bien décidée à couper le cordon et à devenir à son tour une Martini dans toute son autorité, il lui reste cependant un an de stage avant de pouvoir jouer les commissaires. Un an pour faire ses preuves, auprès du charismatique et peu commode Commissaire Kaskol, qui lui commande de s’occuper des chats écrasés.

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Un accident mortel sur le périph et Abigaël s’enflamme, se monte une affaire, échafaude des théories rocambolesques qui assemblent tous les clichés du genre. De la capitale, elle embarque pour Marseille, retrouver la mer de Charles Trenet, pêcher des « Gobis » dans les égouts du vieux port, en s’abreuvant aux bistrots, pour mener ses enquêtes tambour battant.  Dans le cloaque machiste et les relents racistes de la cité phocéenne, son sac à la main, ses talons aiguilles dans le sable, la débutante, « la gamine », comme l’appelle l’incendiaire de la Pointe Courte, se fait mener par le bout de son nez pointu de parisienne, de lettres anonymes en fausses pistes. Elle s’obstine ainsi à mettre les pieds dans le plat, ballotée au gré de l’alcool, de son imagination et de sa crédulité. Il y a de l’Adèle Blanc-sec dans Abigaël, un caractère, une volonté d’indépendance et un goût pour la boisson. Une Adèle en herbe, candide sans être ingénue, mais encore un peu Tintin. Elle est l’esthétique d’un trait libre qui s’amuse des errances et des élucubrations où la dynamique improvisée reprend les atmosphères de polar à l’ancienne, façon Dick Tracy, Audiard ou Alack Sinner. Des gueules tranchées en noir et blanc, sculptées pour caricaturer une réalité toujours complexe et grise, plongeant dans la psychologie d’une foule de personnages, prétexte à une fresque sociale et politique, une parodie haute en couleur.

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En définitive, une Abigaël Martini, c’est un peu comme la partita de Bach, dans la bande annonce de la BD (à voir ici). Le souffle du saxophone soprano de Joël Versavaud se retrouve brutalement confronté aux bruitages et aux déstructurations inquiétantes de Charles Mingus. C’est lundi, Abigaël tombe du nid, prend son envol, babillant ses mélodies, en répétant ce qu’elle a appris des belles harmonies du monde, portée par le vent d’un enthousiasme innocent et d’un idéal justicier.  Rattrapée en plein élan, l’idéaliste patauge dans les explications simplistes, les mensonges, les contradictions et la complexité des relations humaines.

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Elle apprend le merdier du monde en écho aux lettres de son grand père qu’elle découvre à la fin du livre, sur fond de résistance antifasciste et de trahison stalinienne pendant la guerre d’Espagne. « Le Grand Singe vivant », le dernier récit, sert de prologue. Abigaël prend quelques jours de vacances pour rendre une dernière visite à sa grand-mère et découvrir son passé familial. En conclusion aux enquêtes et comme dans une fable, le dessinateur joue son dernier mouvement en transposant une partition poétique et drôle, en hommage au gorille de Georges Brassens, une hymne humaniste contre la chasse au grand singe vivant.

Lucie Servin

Abigaël Martini, Thomas Azuelos, ed. Cambourakis336 pages, 25 euros

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