Glenn Gould, le piano solitaire

Glenn Gould, le piano solitaire

gouldcouvDans Glenn Gould, une vie à contretemps, Sandrine Revel signe une interprétation subtile, délicate et poétique de la vie du grand pianiste canadien, adulé pour ses extravagances et unanimement reconnu pour son génie. Une partition graphique qui s’inspire du mystère autour de cette personnalité nuageuse, animée par la magie de la musique qu’on croit entendre dans les planches.

 

 

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Une case presque blanche où la ligne d’horizon disparait entre le ciel et la terre, et qui se distingue lorsque les nuages s’assombrissent et révèlent au loin de vagues reliefs. Un ours polaire passe sur la neige, camouflé par sa fourrure dans le blanc du ciel. L’homme avec un masque d’épagneul joue du piano dans la brume, en somnambule. Ses mains miment le doigté, elles reprennent vie dans les cases, devant un public composé de quelques manchots. La musique ramène le cerveau à la conscience, recrée les connections mentales, renvoie aux souvenirs, au foyer de l’enfance. Glenn Gould est allongé sur un lit d’hôpital.

gouldepagneul En guise d’introduction, sans dire un mot, Sandrine Revel donne l’élan de son récit qui fait vibrer dans l’image, l’étrange énigme d’un être habité par sa musique intérieure.

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Glenn Gould (1932-1982) est incontestablement un des plus grands pianistes de sa génération. Enfant prodige, son succès devient mondial grâce à l’enregistrement des Variations Goldberg de Bach en 1955, dans les studios CBS de New York. Il  enchaîne les tournées dans le monde entier. Les médias se régalent de cette personnalité excentrique, hypocondriaque et maniaque, caricaturant sa position si particulière quand il joue, en chantonnant, le visage presque au niveau des touches, emmitouflé dans une écharpe malgré le chauffage, comme accroupi devant ses pianos fétiches, sur une chaise bricolée, à la hauteur exacte de 33 cm du sol. Solitaire, Glenn Gould avouait mieux comprendre les animaux que les humains. Il décide d’arrêter les concerts à 32 ans, au sommet de sa gloire, pour se consacrer exclusivement aux enregistrements, à la composition, à l’écriture, à la réalisation d’émissions et de documentaires pour la radio ou la télévision. Il meurt d’un accident vasculaire cérébral à l’âge de 50 ans.

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©White Pine Pictures

 

La dessinatrice tisse dans la matière documentaire, en articulant l’homme et la musique. En s’inspirant de la fascination de Glenn Gould pour le Grand Nord canadien, dont il a fait des documentaires, le vocabulaire graphique s’accorde avec justesse à l’univers du musicien, à sa façon de jouer et à sa personnalité. Le graphisme interprète à son tour, en s’affranchissant d’une biographie trop linéaire pour plonger les racines du récit dans le cerveau du pianiste alors dans le coma. Au gré des différents niveaux de conscience, une vie se dessine en épisodes et en témoignages. Une musique se joue à travers la retranscription graphique des enregistrements et des concerts comme dans  la transposition contemplative et symbolique des temps forts qui condense sur une seule ou plusieurs planches les éléments constitutifs du génie, habité par Bach et Beethoven.

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Glenn Gould affirmait détester les auditoires et se satisfaire dans la réclusion monastique. Sandrine Revel module sa partition en suivant les mouvements mélodiques d’un récit qui projette le présent et les souvenirs jusque dans la forme des cases, en empruntant autant à la musique qu’au réel, pour laisser libre cours aux métaphores qu’elle imagine. Les contours soulignent les figures, détaillent les fragments lisibles de ce que l’on peut saisir et de ce qui se détache des couleurs embrumées. Une tonalité grise enrobe l’album et protège le mystère, transposant la marque d’un style.

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Ici, on entend Bach, la logique irrésistible et harmonieuse saisie dans le touché du pianiste, les mains répétées dans les cases font résonner les notes, quand le visage les anime. La dessinatrice décompose, en suivant la mesure, et parvient dans le mime graphique, par la précision des découpages et l’arithmétique des images, à faire entendre les deux enregistrements des Variations Goldberg de 1955 et 1981 qui ont marqué la vie du musicien, et révolutionné l’interprétation de ce chef d’oeuvre. A la manière de Glenn Gould qui puisait son inspiration dans sa propre différence, la dessinatrice rend hommage à ce besoin de « coexister à soi-même », en réalisant une partition imprimée de sa vie, un enregistrement du silence qui donne à écouter son œuvre dans l’écho profond des solitudes.

Lucie Servin

Glenn Gould, une vie à contretemps, Sandrine Revel, Dargaud, 21,00 € (128 pages)

« Je tenais pour acquis que tout le monde partageait ma passion pour les ciels nuageux. J’ai eu tout un choc en apprenant que certaines personnes préféraient le soleil. »

  • Un livre pour écouter les Variations Goldberg de Bach

– 1955 :

– 1981 :