Enki Bilal, La Partie de Chasse et l'envol d'Horus

Enki Bilal, La Partie de Chasse et l’envol d’Horus

fin-de-siecleL’album Fins de siècle édité chez Casterman réunit aujourd’hui Les Phalanges de l’ordre noir et Partie de Chasse, qui achèvent la collaboration du duo Christin-Bilal autour du cycle des Légendes d’aujourd’hui. Ces deux derniers albums marquent l’apogée de leur art tandis que Partie de Chasse consacre le tournant graphique d’Enki Bilal.

Le sommeil de la raison engendre des monstres”, cette phrase de Goya sert d’exergue aux Phalanges de l’Ordre noir, préfigurant les travaux postérieurs de Bilal en solo. En 1979, à l’occasion de la sortie de cet album, Bernard Pivot invite Pierre Christin pour l’émission Apostrophes. C’est une première en bande dessinée.  Partie de Chasse en 1983 pousse les limites encore plus loin grâce à la liberté graphique prise par le dessinateur dans un duo qui compose désormais à part égale.  Enki Bilal était allé à la rencontre Pierre Christin à l’occasion d’une dédicace. Attiré à l’époque par les univers fantastiques, il aborde au contact du scénariste une œuvre réaliste ancrée dans des problématiques sociales et politiques. Bilal accompagne Christin dans ses repérages documentaires et met son dessin au service de scénarios toujours plus près de l’actualité. L’enfant immigré de Belgrade, fils du tailleur de Tito, parcourt la France des Légendes d’aujourd’hui puis l’Europe occidentale pour peindre la course folle des anciens brigadistes. Il en ressort l’envie impérieuse d’explorer l’autre côté du mur et Pierre Christin, avec son expérience des territoires du bloc de l’Est, s’enthousiasme à cette idée. Bilal a alors déjà commencé à travailler seul en publiant des histoires courtes dans Pilote et La Foire aux immortels (1980), le premier album de la trilogie Nikopol. Le dessinateur veut s’émanciper et donner libre court à son imagination en renouant avec la science-fiction. En 2023, des dieux égyptiens se retrouvent en panne de carburant avec leur pyramide immobilisée au dessus de Paris. Ils négocient avec le dictateur Choublanc qui désir devenir immortel.

meurtre

Une émancipation par la couleur

partie-de-chasseLoin des folies et des exubérances de Nikopol, Partie de chasse met en scène un attentat terroriste entre les apparatchiks du pouvoir soviétique camouflé en accident de chasse dans une datcha polonaise. “J’ai mis beaucoup plus de moi dans Partie de chasse – qui est vraiment, en ce qui me concerne, l’album du tournant”, explique Bilal. Le recours à la couleur directe sublime les envolées symboliques et fantastiques. Et si dans les deux premières planches, le dessinateur revient à la technique traditionnelle de l’encrage, dés qu’il s’agit d’évoquer le flash back de l’histoire de Tchevtchenko, le style explose, la couleur et le dessin deviennent moteurs de la narration. Christin et Bilal composent ensemble au fur et à mesure un double scénario textuel et graphique. Le dessinateur personnifie le cauchemar du monstre soviétique, il inonde de sang les bains de Budapest. Des giclées de peinture jaune ou rouge rehaussent les personnages dans un paysage laiteux et glacial transposant comme dans un songe ce thriller qui préfigure la chute du mur et propose une fable intemporelle sur les dérives du pouvoir. “Nous avions atteint avec Partie de chasse, une sorte d’apogée, il me fallait passer à autre chose”, affirme Enki Bilal.  Le faucon de cette chasse reprend sa liberté et s’envole dans les dernières cases. Une image en clin d’œil à Horus, le Dieu faucon dissident de la trilogie Nikopol, reflet d’un artiste qui vole désormais de ses propres ailes.

Lucie Servin

bilalEN VOITURE, À BORD DU TRAIN-CERVEAU DE BILAL 

“Cet homme qui aime les chats en est un. Il faut constamment l’apprivoiser”, écrit l’écrivain et journaliste Christophe Ono-dit-Biot qui livre dans Enki Bilal, Ciels d’Orage, le compte rendu de quarante deux heures d’entretien avec l’artiste.  Avec son ambition d’“ouvrir la boîte noire” de cet artiste hybride, on revient chronologiquement avec lui sur sa vie jusqu’à sa consécration d’auteur vivant de bande dessinée le plus côté sur le marché de l’art contemporain.  Une lecture enrichissante et sincère de cette star ultra-médiatisée mais si souvent incomprise. En refermant cette boîte noire, on quitte “le train-cerveau” d’un des plus grands créateurs actuels en remerciant le journaliste pour le voyage.

Enki Bilal, Ciel d’orage, Conversation avec Christophe Ono-dit-biot, ed. Flammarion, 19 euros, 270 pages.