Fred Bernard #3 : Dans les circuits de la prohibition

Fred Bernard #3 : Dans les circuits de la prohibition

poulpePour son deuxième épisode, BDSphère continue son cycle dédié à Fred Bernard et à sa saga familiale autour des aventures de Jeanne Picquigny. Cette semaine, avec L’ivresse du poulpe, à l’époque de la prohibition, cap sur les circuits du marché noir de New York et La Havanne.

-> Un article publié dans le numéro 36 de BDSphère
couvfredTIL’abus d’alcool est dangereux pour la santé même pour un poulpe géant laissé pour mort au fond de l’Atlantique. Dans les aventures de Jeanne Picquigny qui sillonne le monde au début des années 20, Fred Bernard revisite l’Histoire, lui redonne vie à travers la destinée de ses personnages. Une fresque humaine, vivante et rocambolesque où la fiction dessine par la complexité des trajectoires et la documentation une réalité romancée avec juste ce qu’il faut de merveilleux pour enchanter la lecture. Septembre 1922. En apprenant que son amant n’est pas mort, Jeanne Picquigny se lance à la recherche d’Eugène Love Peacock qui a disparu en Amérique, emportant avec lui les précieuses bobines de son père, le professeur Modeste Picquigny, rapportées d’Afrique dans l’épisode précédent. Au large de Cuba, Eugène, en alcoolique notoire épris de liberté se livre au marché noir d’alcool en tentant d’échapper aux douanes volantes. Pendant la prohibition (1919-1933), la mer des Caraïbes devient la Rum Row (l’avenue du rhum), la route des cargaisons illégales d’alcool à destination des Etats-Unis. Cuba se transforme en carrefour de cette contrebande. De la Bourgogne à New York jusqu’à La Havane, dans une narration croisée où Jeanne précède Eugène, Fred Bernard retrace un des circuits du marché noir qui lui a été inspiré par sa région natale et les anecdotes que lui a racontées son grand-père. “En Bourgogne, des familles qui avaient leurs entrées vendaient leur vin aux Etats-Unis comme jus de raisin et ont amassé des for- tunes considérables”, raconte le dessinateur qui se saisit de ces récits pour décrire le contexte de la prohibition qui a déjà inspiré tant de romans et de films, de Sergio Leone à Scorsese. Il explique : “la prohibition était une ineptie qui a fait plus de mal que de bien. Comme dans toute période trouble, des personnages sont sortis de l’anonymat, des gentils, des méchants, qui se battaient pour la loi ou leur portefeuille.” Un terreau idoine pour cet auteur qui n’a de cesse d’interroger l’histoire au regard des destinées individuelles et humaines. Voyageur infatigable, Fred Bernard se sert toujours de ses expériences. Alors que la prohibition a surtout donné lieu à des récits mythiques sur la mafia américaine autour de personnages comme Al Capone, Lucky Luciano ou Meyer Lansky, à l’opposé des clichés sur la période, c’est sur Cuba que se concentre cette aventure.

Cuba, bar et bordel de l’amérique

La prohibition à l’échelle nationale aux Etats-Unis prend effet en janvier 1920. La Havane, en attirant le commerce et le tourisme autour du sexe et de l’alcool, devient alors une destination de prédilection pour les Américains. D’hier à aujourd’hui, Fred Bernard raconte comment il a été pris pour un prostitué à Cuba alors qu’il était accompagné par son amie blonde et bien habillée. “La Havane est une machine à remonter le temps. On est transporté dans un univers figé par la précarité et l’architecture, car les monuments sont classés au patrimoine mondial de l’Unesco. Paradoxalement, les nuits à la Havane sont uniques au monde, mélancoliques et joyeuses, elles cesseront de l’être quand la misère aura disparu.” Capitale de l’oisiveté et du plaisir, les casinos et les night-clubs fleurissent avec la prostitution dans les années 20, financés par la pègre américaine et favorisés par la corruption d’un régime dictatorial sous protectorat américain. C’est à cette période que le mojito devient la boisson nationale. Les cocktails se sont répandus à la fin du XVIIIe siècle en Angleterre et aux Etats-Unis. Leur consécration est directement liée à la prohibition, car l’ajout d’une autre boisson permettait de masquer le goût d’un alcool de contrebande de mauvaise qualité. De nombreux barmen s’expatrient vers les Caraïbes et quelques-uns en Europe, mais se concentrent surtout à Cuba où ils mettent au point la recette de nombreux cocktails classiques, dont les plus connus sont : daïquiri, mojito, Mary Pickford et Cuba libre.

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la Pieuvre capitaliste

Friand des métaphores qui germent dans son imaginaire et en se servant de la réelle capacité des poulpes à déboucher les bouteilles, Fred Bernard enrichit cette aventure d’une réflexion politique sur les origines de la révolution cubaine en reprenant à son compte la métaphore de la pieuvre, symbolisant à la fois l’impérialisme américain et la Mafia. La pieuvre capitaliste étend ses tentacules sur une île livrée aux états-Unis. Eugène s’investit ainsi avec son ami Nothing Meilleur dans une révolte, dont le but est de voler l’argent des recettes des casinos pour acheter des armes dans un pays qui rêve d’un nouveau Jose Marti, le héros de l’indépendance. En jouant aux dominos, Eugène observe le destin de cette île que Fred Bernard dessine comme un crocodile. L’artiste s’inspire également du film Soy Cuba de Mikhaïl Kalatozov qu’il considère comme un chef-d’œuvre. “Ce film, commandé par Castro pour sa propagande révolutionnaire, devait «montrer» les injustices et les abus des USA sous le règne de Batista à Cuba, mais a été finalement mal reçu à Cuba comme en URSS. Castro, le Che et les autres ont magistralement mis fin à la dictature pour un temps, même si on connaît la suite”, résume-t-il en ajoutant “j’ai une tendresse infinie pour ces hommes courageux, hors du commun, idéalistes, sincères et finalement faillibles : humains en somme. Des personnages qui se sont construits volontairement un destin extraordinaire, magnifiques et effrayants, comme Cuba.” La même tension et les mêmes paradoxes modèlent ses personnages qui, à l’exemple d’Eugène, traumatisé par la Première guerre mondiale, à la fois idéaliste et pacifiste, déteste le pouvoir, mais ne craint pas les armes et la violence. L’ivresse du poulpe, plus que les autres aventures de Jeanne Picquigny, met en scène ces contradictions humaines dans un récit émouvant et grisant.

 Lucie Servin

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 L’architecture  et new york vus par Fred Bernard

Les lieux, les paysages et les décors ont une importance capitale dans l’œuvre de Fred Bernard. Ils animent le dessin dans le fourmillement des détails et consacrent la qualité graphique des albums. Alors que La tendresse des crocodiles se déroule dans les paysages africains, L’ivresse du poulpe situe son action plus généralement en ville, livrant notamment les magnifiques planches sur l’arrivée de Jeanne à New York. On reconnaît ainsi le goût et le talent du dessinateur pour l’urbanisme et l’architecture.“Avant d’écrire des livres, j’ai réalisé des dessins pour des cabinets d’architectes et j’aime reproduire et imaginer ces masses minérales conçues par l’homme. Une petite maison en ruine est aussi intéressante à dessiner qu’une cathédrale, si la poésie est là. En architecture et dans tous les arts, quand la magie opère comme devant le spectacle nature, même si c’est rare, l’Homme peut être vraiment fier de lui”. Fasciné par la nature, Fred Bernard aime surtout la vie et observe la ville avec une sensibilité qui traduit un mélange de souvenirs et d’émotions. La plupart de ses dessins reprennent des croquis, comme à New York où il a réalisé un “rêve de gosse” en sillonnant la ville à bord d’un camion de pompiers avec un ami de Toronto et son cousin. “Tous deux d’origine irakienne, ils connaissaient la ville comme leur poche et m’emmenaient dans «leurs coins». New York est une ville de cinéma fascinante et dépaysante, mais dans laquelle on se sent bien tout de suite,” affirme-t-il, alors qu’il noircissait ses carnets sans savoir qu’ils serviraient autant à Jeanne qu’à Lily Love Peacok, un album qu’il réalisera plus tard sur l’histoire de la petite fille de Jeanne. S’inspirant du réel, il reproduit avec précision les monuments comme le Flatiron, cet immeuble mythique new-yorkais “en forme de fer à repasser” achevé en 1902, qui doit son allure si caractéristique au croisement à cet endroit de la 5ème avenue avec Broadway, la seule artère de New York qui ne soit pas rectiligne. C’est aussi dans cette ville que Lily rencontre Rubis sa meilleure amie. Sensible aux monuments qui enchantent ces planches, la New York des années 20 de Jeanne fait écho à la New York contemporaine décrite dans les aventures de Lily. Mais Fred Bernard dresse toujours un portrait assez critique sur les villes qu’il préfère visiter la nuit pour aller à la rencontre des gens. “Passée l’excitation de la découverte, Lily s’ennuie vite des villes et des paillettes, et c’est ce qui la rend disponible aux désirs de Rubis et à l’aventure,” affirme-t-il. D’une jungle à l’autre, la ville traduit une fascination et un sentiment moins serein que la nature. Ces contrastes font la puissance des planches et de Fred Bernard un maître des décors.

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