Fred Bernard : “De l'intime profond distillé dans de la grande aventure”

Fred Bernard : “De l’intime profond distillé dans de la grande aventure”

Fred Bernard préfère toujours les héroïnes aux héros. Avec une grande sensibilité, il porte un regard juste et sans tabou sur tous ses personnages féminins. Rencontre.

-> Un article à retrouver dans le numéro 34 du magazine BDSphère


Qui est Jeanne Picquigny ?

Fred BERNARD : Je portais le personnage de Jeanne depuis longtemps en moi. Elle est issue des souvenirs combinés de ma grand-mère qui s’appelait Jeanne et d’une ex-petite amie. Au sein de ma propre famille, les femmes m’ont toujours impressionnées et intéressées depuis mes arrières grands-mères. Dans les années 1920, tandis que l’une jouait au tennis, donnait des cours de piano et peignait de belles aquarelles, l’autre devenait michetonneuse pour nourrir ses trois petites filles parce que son mari s’était enfui, la laissant totalement démunie… Jeanne est pour moi, tout sauf un fantasme, mais une personne bien réelle avec laquelle j’aime converser à la nuit tombée… C’est d’ailleurs le cas de la plupart des personnages de mes histoires, je les connais très bien. Ils me sont proches.

Pourquoi préfèrez-vous prendre des personnages féminins pour héroïnes ?

Fred BERNARD : Je ne donne pas vie qu’à des personnages féminins, mais c’est vrai qu’en général, c’est à elles que je réserve le beau rôle. Il suffit de feuilleter le dictionnaire des noms propres pour réaliser à quel point les femmes ont été en grande partie bannies de l’Histoire… J’ai très tôt dévoré les biographies de femmes comme Georges Sand, Camille Claudel, Marie Curie, Toto Koopman, Alexandra David-Néel… La question que je me posais était la suivante : comment avaient-elles réussi à tirer leur épingle d’un jeu créé, organisé et entièrement régi par les hommes depuis le néolithique ? Cela paraît toujours plus compliqué qu’un homme, encore aujourd’hui.

Vos personnages féminins ont tous des tempéraments forts et libres? Y-a-t-il un message féministe?

Fred BERNARD : Féministe mais pas vindicatif, même si j’aime bien me référer à Régine Deforges pour la création de cette saga fami- liale et que j’imagine facilement Rubis Rachmaninov, la copine de Lily Love et Victoire Golfrapp en Femen (ce groupe d’activistes féministes ukrainiennes créées en 2008 et qui défilent seins nus). Certains en rient, moi ça me ferait limite pleurer. Mon amie Ursula, qui a insisté pendant deux ans pour que je raconte sa vie (Ursula, vers l’amour et au-delà), s’est donné la mort en mai dernier. Elle jouait avec le feu, c’était plus fort qu’elle, elle rebondissait toujours, se croyait forte encore et retombait sur des loups déguisés en moutons séduisants. Il est toujours difficile d’imaginer ce que les hommes peuvent faire vivre aux femmes.


Pourq
uoi avez-vous décidé de vous tourner vers un public plus adulte?

Fred BERNARD : De l’intime profond distillé dans de la grande aventure… C’était comme un défi et un hommage aux histoires d’Hugo Pratt, mais j’étais bloqué pour passer à l’acte. Petit à petit, j’accumulais des idées d’histoires, des réflexions, des dia- logues résolument adultes. J’avais le sentiment d’avoir atteint les frontières de la littérature jeunesse avec des histoires comme celles de Jésus Betz, L’indien de la tour Eiffel, L’homme-bonsaï ou Jeanne et le Mokélé… De plus, je voulais pouvoir dessiner comme je le sentais et en jeunesse, j’étais souvent obligé de « tordre » mon trait pour plaire aux parents. Je me suis finalement lancé dans cette histoire dessinée sans concession d’aucune sorte, sans faire l’impasse sur la sexualité et les sentiments très intimes de mon héroïne. Je retrouve ce goût de fouiller l’intime sans en rire et sans cynisme dans Blast de Manu Larcenet, La guerre d’Alan d’Emmanuel Guibert et dans de nombreux titres de David B… Pourtant avec des styles et des intentions très différentes, je me sens proche d’eux. La sensualité n’est pas absente non plus de ces albums jeunesse illustrés par mon ami François Roca, mais tout est entre les lignes et dans sa peinture à l’huile, elle reste tabou. Jeanne Picquigny : elle s’émeut, elle désire, elle se pose des questions, elle couche et elle tombe enceinte dès le premier volume, La tendresse des crocodiles

Propos recueillis par Lucie Servin