Fred Bernard #4 : Les paradoxes de l’Inde, traditions, légendes et spiritualité

Fred Bernard #4 : Les paradoxes de l’Inde, traditions, légendes et spiritualité

couvfredDernier volet du cycle consacré à Fred Bernard autour des aventures de Jeanne Picquigny avec La Patience du Tigre qui vient de sortir aux éditions Casterman. Un chef d’œuvre qui nous emmène sur les traces d’un trésor perdu au coeur de la spiritualité indienne. 

-> Retrouvez cet article complet dans dans le magazine BDSphère n°37 

L’Inde, ses épices et ses plats raffinés, ses animaux sacrés, ses temples et ses paysages sublimes. La Patience du tigre se déroule comme une grande traversée de la péninsule indienne, de Pondichéry à Patna en passant par Bénarès et le Rajasthan, au travers de cette aventure de Jeanne Picquigny partie avec son époux Eugène Love Peacock à la recherche d’un trésor disparu. Oeuvre monumentale de près de 500 pages, ce livre est né après les déboires d’un auteur qui a vu les deux premiers épisodes de La Tendresse des crocodiles et de L’Ivresse du poulpe coincés chez son précédent éditeur.

A la différence des deux premiers tomes, la structure se compose en chapitres. Un squelette nécessaire pour dresser ce portrait des Indes en millefeuilles à l’époque coloniale, où l’auteur souligne les dichotomies du pays et reprend à son compte les légendes et les faits historiques avérés pour nouer son intrigue. “Parcourir l’Inde ne suffit pas, il faut en faire l’expérience”. Cette phrase placée dans la bouche de Pamela Baladine Riverside, qui sert de guide dans cette nouvelle aventure résume les sentiments de Fred Bernard qui découvre le pays à travers deux voyages effectués en 2006 et 2011.

Contrairement à l’Afrique, je n’ai pas retrouvé en Inde ce à quoi je m’attendais, explique-t-il. L’Inde fascine, mais révèle aussi les paradoxes et les contrastes d’une société qui s’articule autour de classes cloisonnées difficilement compréhensibles pour un occidental”. 

S’inspirant du film de Jean Renoir, Le Fleuve, l’artiste livre une description contrastée de Bénarès. La ville somptueuse laisse place en amont du Gange au revers de la médaille ; sur le fleuve sacré flottent les restes humains des familles n’ayant pas eu assez de bois pour alimenter les foyers d’immolation des défunts. Un tableau saisissant de l’opulence des riches et de la misère de la catégorie maudite des intouchables. Entre modernité et tradition, l’Inde des années 20 est une terre de contradictions, à commencer par la différence essentielle entre le nord et le sud de la péninsule. Au Rajasthan, le pays des Maharadjahs, où l’artiste transpose son récit dans le palais de Samode, aujourd’hui transformé en hôtel. Le Maharadjah accueille Jeanne et sa famille. Personnage influencé par les colons britanniques, il est adepte de la modernité et de la chasse aux tigres, une espèce aujourd’hui décimée à cause de cette pratique intensive.

 UNE SPIRITUALITÉ ENVAHISSANTE

“En Inde, la spiritualité est partout, raconte Fred Bernard, la ferveur religieuse est particulièrement frappante à tous les coins de rue comme si les indiens n’avaient pas chassé les marchands du temple.” Du baptême des enfants de Jeanne par Ganesh, incarné par un éléphant jusqu’au sermon de Yogesh, un gourou local, Fred Bernard retranscrit les dérives et la naissance de ces gourous indiens qui attirent les occidentaux en mal de spiritualité. “Yogesh n’existe pas, mais je me suis inspiré des messages contenus dans les sermons de personnages comme Aurobindo qui avait construit un ashram (sorte d’ermitage) au nord de Pondichéry.”  Cet ashram s’est agrandi pour créer Auroville, qui a finalement pris son indépendance, laissant l’ashram se transformer en paradis fiscal et une communauté ultra fermée fonctionnant comme une multinationale où l’argent règne en maître malgré les discours d’égalité et d’amour. “Comme dans toutes les religions, les propos de ces gourous sont pétris de bons sentiments et comblent le manque cruel de spiritualité de notre époque au point de convertir nombre d’occidentaux.” Fred Bernard illustre cette citation de Pétrone, mise en exergue au chapitre trois, “aux commencements du monde, la crainte seule créa les dieux” et propose une critique de la ferveur religieuse. Le dessinateur sait pourtant faire la part des choses et traduire la complexité des situations en mettant en scène Gandhi. Cette rencontre avec ce saint homme, héros de l’indépendance, permet de situer les personnages dans le contexte colonial : Paméla acquise à l’indépendance, Eugène qui a connu Gandhi en Afrique du Sud, alors qu’il commençait sa carrière d’avocat et Jeanne, que sa condition d’occidentale incommode car elle entrave ses rapports directs avec les gens.

LÉGENDES ET RÉCITS HISTORIQUES

Fred Bernard se nourrit des décors romanesques des temples de Tamil Nadu, de Khajurâho avec les sculptures du Kâma-sûtra, ou encore celui de Karni Mata, le temple des rats sacrés. Il tisse cette épopée en parcourant des paysages magnifiques pour articuler cette quête qui l’amène dans l’Himalaya, auprès des hommes Yéti, en empruntant autant à Hergé dans Tintin au Tibet qu’à la légende existant dans différentes régions du globe. A la manière d’un Hugo Pratt, qui adorait mélanger les mythes et la vérité, l’artiste place au cœur de son récit une intrigue qui s’inspire de la mystérieuse histoire de l’Aube Dorée et de la société Thulé à l’origine du mysticisme nazi en gestation à cette époque. Ces sociétés secrètes ont effectivement existé et comptaient nombre des grands explorateurs passionnés par l’ethnologie au début du siècle. L’Aube Dorée est à l’origine une société secrète issue de la franc-maçonnerie anglaise à laquelle ont adhéré Bram Stoker ou encore Robert-Louis Stevenson et qui a inspiré le nom du parti néo-nazi en Grèce, fondé en 1992. Par les biais de l’ésotérisme et de l’occultisme de la société Thulé, Hitler et les nazis ont choisi la svastika, cette croix gammée qui constitue un symbole omniprésent en Inde. Un certain nombre des adeptes de la société Thulé sont en effet devenus des membres hauts placés du parti nazi, et c’est le dentiste Friedrich Krohn, qui a choisi ce symbole. Riches en récits entrelacés dans la plus grande aventure de Jeanne, La Patience du tigre forme un véritable chef-d’œuvre à dévorer absolument.

Lucie Servin

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