Banlieue requiem

Banlieue requiem

Faut faire le million fait entendre le cri de rage d’un banlieusard quinquagénaire. Avec son ironie amère, Gilles Rochier est au sommet de son art.

Faut faire le million, Gilles Rochier, 6 pieds sous terre, 96 pages – 18 €

Gilles Rochier en a marre. Tout l’énerve. Autour de la cinquantaine, il a passé l’âge de zoner dehors pour retrouver ses potes sur le même banc et entendre les mêmes vannes lancées pour conjurer la merde et le désespoir. Alors il part, il marche toujours plus loin pour ne plus voir personne et essayer de comprendre ce nouveau besoin de solitude qui le saisit au mitan de sa vie : ce drôle de goût, « un mélange de trouille et d’envie d’en découdre, entre violence et fuite ». Depuis vingt ans maintenant, l’artiste se raconte en BD :  lui, ses copains, son quartier, cette banlieue qu’il n’a jamais quittée. Des premiers fanzines à « Ta Mère la pute », l’album qui l’a fait connaître, et jusqu’à aujourd’hui, cet autodidacte a trouvé dans les livres une porte de sortie où sublimer son ironie. Le trait est âpre, dur, fragile aussi, comme une ligne tracée sur une corde raide, vacillante, qui penche toujours du mauvais côté du périph, mais à laquelle il s’accroche vaille que vaille. Sauf que rien ne va plus. Le corps s’use. Ras le bol, fatigue et lassitude : les angoisses prennent le dessus. A l’heure du bilan d’une existence passée à être honnête, responsable, « bon fils, bon père, bon républicain », il constate : « On s’est bien fait baiser ». L’expression n’a rien de vulgaire. La franchise détonne, au contraire, dans cette capacité singulière à parler du vécu, à dire le lot des faibles, le quotidien des perdants qui regardent Paris brûler pendant une manif de gilets jaunes, des spectateurs cloués au bitume, exilés en haut d’une tour de béton. Comme eux, Gilles subit. Sa résistance s’exprime dans cette lucidité cinglante avec laquelle il observe cette réalité morose, monochrome, bleu-gris mélancolie. Son style inimitable dit mieux que personne la banlieue fantasmée par les atermoiements misérabilistes des uns ou les frissons sensationnalistes des autres. Au fil des cases : du vrai, du banal, du terrible, de l’humour aussi. Il y a ceux qui font la manche, le mec en costard dans le métro, le toqué qui déclame devant la caméra de surveillance, celui qui pète les plombs, la sœur de son pote battue par son mari, les tarés qui rêvent de braquages, la foule des paumés, naufragés, radicalisés. Et puis l’électrochoc, un cadavre retrouvé dans une poubelle. C’est David, un ancien camarade d’école. En compilant ces instantanés de la folie ordinaire, Gilles n’épargne personne et surtout pas lui-même. Coincé, il devient hargneux. Il disjoncte et fouille avec autodérision au-delà du malaise, aux racines d’une société du tout pour le fric. Triomphe du paraître, faillite de l’être. L’argent qui manque cimente les rêves de gagner au loto. La dignité s’achète avec une paire de baskets. Le constat fait mal.  « Faut faire le million » témoigne de vies à crédit et donne rendez-vous au cimetière. Chaque planche bat la mesure de la colère, crie l’aveu d’une impuissance où perce aussi, malgré le marasme et le dégoût, la confidence d’un humanisme sincère, la fraternité qui reste, comme unique richesse. 

Lucie Servin