Charles Bukowski, un monument à la marge

Charles Bukowski, un monument à la marge

Au-delà du mythe, Charles Bukowski a trouvé dans la littérature un chemin direct pour court-circuiter la folie ordinaire et explorer les enfers de la condition humaine.

Dessin réalisé par Fab Caro

Au comptoir d’un rade pourri de Los Angeles ou face à sa machine à écrire, Charles Bukowski (1920-1994) continue de nous hanter avec son rire grotesque qui postillonne son désespoir et son dégoût de la société, du travail, de l’Amérique et à travers elle de l’espèce humaine. Il hurle à la vie comme d’autres à la mort. Bukowski a écrit, s’est écrit, réécrit, mais toujours à sa manière, réfractaire au mythe construit autour de son personnage, son double littéraire : Henry Chinaski, alias Hank, alias « Putowski », une plaie ouverte sur le monde moderne et son armée de cadavres, de zombies. « L’art, ça se chie, ça se hurle », disait-il. On comprend mieux le malaise, ce 22 septembre 1978, lors de sa première apparition à la télévision française, à la gauche de Bernard Pivot dans cette émission désormais culte d’Apostrophes, consacrée ce soir-là aux écrivains en marge de la société. « N’êtes-vous pas celui par qui le scandale arrive ? », lance l’animateur qui présente son invité d’honneur comme l’archétype de l’Américain décadent et sulfureux. La cigarette aux lèvres, Buk enquille les verres de vin blanc et embraye sur ce qui lui tient à cœur, non pas sa réputation mais la vérité, celle qui travaille les philosophes et que les écrivains s’emploient à rendre plus sexy : « sans exagération, pas de création », a-t-il écrit. À condition de rester juste – autrement dit simple et vrai, les deux mantras de son idéal d’écriture. La culture du zapping n’a finalement gardé que le souvenir de l’ultime séquence. Chahuté par Pivot, mais aussi par Cavanna, le rédacteur en chef de Charlie Hebdo qui, tout en lui témoignant son admiration, menace de lui « foutre son poing dans la gueule », Bukowski tangue. Ivre, il quitte le plateau et, en coulisse, sort un couteau pour finalement se faire jeter manu militari par les vigiles. Ainsi va la légende de ce qui restera un coup de pub exceptionnel, intronisant le trublion dans le paysage littéraire français. L’épisode est mineur, anecdotique pour ce champion des esclandres, monté en mayonnaise dans un tourbillon de malentendus. Bukowski reviendra sur cette scène dans Shakespeare n’a jamais fait ça, publié aux États-Unis en 1979 et en France en 2012, un récit où il retrace la tournée européenne qui l’a amené jusqu’en Allemagne, sa terre natale. Ironiquement et indéniablement, lui, le phallocrate, le pochard, le moins-que-rien s’est imposé en monument de la littérature américaine.

“ Je ne suis pas un homme très affable. Les gens affables me donnent envie de dormir. J’ai toujours admiré les méchants, les hors-la-loi, les fils de pute. Je n’aime pas les petits gars rasés de près, portant cravate et nantis d’un bon boulot. J’aime les hommes désespérés, les hommes aux dents brisées, aux vies brisées et aux manières brusques. Ils m’intéressent. Ils ménagent plein de surprises et d’explosions. J’aime également les femmes de mauvaise vie, les pochardes vicieuses et fortes en gueule aux bas avachis et au visage ravagé dégoulinant de mascara. Les pervers m’intéressent davantage que les saints. Quand je suis avec des ratés, je me sens bien, étant moi-même un raté. Je n’aime pas la loi, la morale, la religion, les règlements. Je refuse d’être modelé par la société. ”

Charles Bukowski dans Au Sud de nulle part

LE PHÉNOMÈNE UNDERGROUND
Décalage. En 1978, quatre livres de Bukowski ont été publiés en France. C’est peu, même s’ils présentent déjà une œuvre protéiforme qui se décline en chroniques, nouvelles, romans et poèmes. Le mérite en revient à Philippe Garnier, journaliste écrivain pour Rock&Folk et Métal Hurlant, formidable passeur de la
contreculture californienne. Pour Les Humanoïdes associés, il traduit Journal d’un vieux dégueulasse, le premier recueil des chroniques parues à l’origine en 1967 dans le Open City, fleuron de la presse underground créé par John Bryan à Los Angeles. Ces textes amorcent la célébrité de l’écrivain. Soutenu financièrement par l’éditeur John Martin qui fonde pour lui les Black Sparrow Press, Bukowski écrit en moins d’un mois son premier roman Le Postier (1971, traduit par Philippe Garnier en 1977), dans lequel
il retrace ses déboires de facteur puis d’ouvrier préposé au tri au Service des Postes de Los Angeles. Parallèlement, en 1977, paraissent aussi en France, aux éditions du Sagittaire, un label de Grasset, un recueil de nouvelles édité en 1972 aux États-Unis, Les Contes de la folie ordinaire – titre pudiquement raccourci qui, en anglais, s’écrit Erections, Ejaculations, Exhibitions and General Tales of Ordinary Madness – et un recueil de poèmes, L’amour est un chien de l’enfer, plus contemporain.
Le début des années 1970 marque un vrai tournant dans la vie de Bukowski. C’est la période où il décide de se consacrer totalement, radicalement, à l’écriture. La roue tourne et l’éternel perdant dont le destin « coule comme un robinet qui fuit » est pris dans la spirale du succès. Consacré poète de l’underground, Bukowski, qui avait le rock en horreur et n’écoutait que de la musique classique, se moque sans vergogne du milieu qui lui a fait son nom. Il se révolte quand on l’assimile à n’importe quelle bande comme celle de la Beat Generation de William Burroughs ou Jack Kerouac, même s’il rend hommage à Neal Cassady, le compagnon de route de Kerouac, et s’il aime les poèmes d’Allen Ginsberg « à petite dose ». « Avant que l’underground n’existât, je symbolisais déjà l’underground », clame-t-il. La décennie voit la parution de deux autres romans, Factotum en 1975 et Women en 1978, d’un autre recueil de nouvelles majeures, Au Sud de nulle part (1973), et d’une dizaine de recueils de poèmes. Aux États-Unis, il enchaîne les lectures publiques, bière à la main, y compris dans les universités, des exercices qu’il considère comme « des passes » pour payer son loyer et vendre ses livres avec le sentiment d’être exhibé en phénomène de foire : « Ils me prennent pour un bouffon. Ils veulent me voir patauger dans la merde. »


L’ENFANCE MALHEUREUSE D’UN PAS GRAND-CHOSE
Décrochage. En 1978, Pivot le cravaté se tourne vers Bukowski. « Avez-vous eu une enfance heureuse ou malheureuse ? » – « Soyez correct, passez à la personne suivante », réplique l’écrivain en fin de non recevoir. Certes, il n’avait pas encore écrit Souvenirs d’un pas grand-chose, le roman, publié en 1982, dans lequel il raconte son enfance et son adolescence « à chier et à vomir » mais il suffisait d’ouvrir le Journal d’un vieux dégueulasse pour savoir. « J’ai – depuis le jour de ma naissance – constamment adopté la position de l’Homme Frigorifié. Cela a commencé avec mon père, abominable brute dépourvue de tout courage, qui me battait dans la salle de bains avec sa longue lanière de cuir à affûter les rasoirs, une affûteuse comme on l’appelle parfois, il me battait très régulièrement. » Toute l’oeuvre de l’enfant martyr s’articule autour de la haine du père, de sa révolte contre cet « empire de force brutale », cette « machine à frapper » qui le tabassait plusieurs fois par semaine pour un brin d’herbe qui dépassait sur la pelouse ou une bouchée de purée. Buk est un « coupable-né » qui en veut autant à l’indifférence soumise de sa mère, battue comme lui. « Je crois que c’est mon père qui m’a poussé à devenir clodo », déclare-t-il.
Buk est né Henry Charles Bukowski en 1920 à Andernach, en Allemagne. Son père était un soldat américain d’origine allemande qui après la Première Guerre mondiale servait dans l’armée d’occupation du pays vaincu. Il y avait rencontré sa mère et l’avait épousée peu avant la naissance de cet enfant. La famille part aux États-Unis en 1923 et s’installe à Los Angeles en 1930. Années de la Grande Dépression, de la misère et du chômage massif. Les Bukowski sont pauvres mais le père veut sauver les apparences : il préfère payer l’essence de sa voiture pour faire semblant d’aller au boulot plutôt que de remplir les assiettes. L’écrivain se souvient : « La seule chose de bien, c’était écouter les grillons dehors, dehors dans un autre monde où je ne vivais pas. » Solitaire, Henry est rejeté à l’école à cause de son accent allemand. Il grandit avec l’interdiction de côtoyer les enfants du quartier. À l’adolescence, il souffre d’une acné sévérissime soignée à l’hôpital à coups d’aiguilles électriques. Il en sort défiguré à vie, invisible auprès des filles, puceau jusqu’à ses vingt-quatre ans. Plus tard, il se rebelle, se bat, se démarque par son sens de la répartie, joue les durs et commence à boire, un moyen de survie. Il est « né ainsi, ici […] dans ce néant pitoyable », martèle la formidable litanie de « Nous, les dinosauriens », un de ses poèmes les plus célèbres.


LE SALUT PAR LES LIVRES
Méprise. Bukowski se présente toujours comme quelqu’un de peu instruit : « Je n’ai pas fait d’études. Tout ce que je sais, je l’ai appris en me fiant à mes putains de tripes. » En réalité, l’autodidacte est bibliophile et a beaucoup lu. Il rend souvent hommage à la bibliothèque publique de Los Angeles qu’il a assidûment fréquentée à l’adolescence en dévorant les rayonnages au fil de lectures qui ont élargi son horizon aux écrivains et philosophes du monde entier. « Pour moi tous ces types qui débarquaient du fin fond de nulle part étaient la seule chance que j’avais d’en sortir. C’étaient les seuls qui savaient me parler. » Ces types sont, pêle-mêle et sans exhaustivité : Ernest Hemingway, William Saroyan, Sherwood Anderson, Aldous Huxley, Knut Hamsun, Carson McCullers, la seule femme, D.H. Lawrence, Fedor Dostoïevski (« le plus génial d’entre tous les écrivains »), Tourgueniev, Gorki… Des poètes aussi : Walt Whitman, E.E. Cummings, Williams Carlos Williams, Conrad Aiken, Ezra Pound, Robinson Jeffers, William Blake, et Catulle, Boccace ou les Chinois Du Fu et Li Po. Côté philosophie : Kierkegaard, Schopenhauer et Nietzsche évidemment. « Ils rompaient avec l’ordinaire. J’en avais fait mes héros, mes pères nourriciers. » Du beau monde, chapeauté par John Fante, « le maître », écrivain alors oublié dont Bukowski est à l’origine de la réédition et de la redécouverte en 1977. Pour la littérature française, il cite Céline, le roi du style, Villon, Rabelais, Genet et Artaud, « une sacrée claque dans la gueule » qu’il découvre en 1966 dans une anthologie qui vient de paraître aux États-Unis : « Artaud disait ce qu’il avait à dire, et pas ce qu’on attendait qu’il dise, c’est d’ailleurs ce qui différencie un fou d’un motard de la police. » La présence du Dr Gaston Ferdière a d’ailleurs sans doute contribué à la confusion sur le plateau d’Apostrophes. « Le psy qui avait administré les électrochocs à Artaud n’arrêtait pas de me dévisager », pestait Bukowski. Ce psychiatre ami des surréalistes fut le seul à émettre des réserves sur les talents littéraires de l’Américain en posant son diagnostic en direct : Bukowski était selon lui « un grand angoissé sans communion avec le reste du monde ». « Don’t worry », répondit l’intéressé qui pour sa part affirmait : « Je ne consulte pas les psys. Les psys sont inutiles, trop imbus de leur personne. » L’autoanalyse, ça coûte moins cher aux écrivains de la folie ordinaire comme lui, piégés dans le grand asile d’aliénés de l’humanité.


LA REVANCHE DE LA BAISE
Pathologie. Céline mettait « sa peau sur la table », Bukowski, lui, « montre son cul sur le papier ». Il choque en extrapolant sans complaisance sur les compétences de son « vermicelle trop cuit » par l’alcool. « Ce n’est pas parce que [le sexe] m’obsède que j’en fais la matière de mes livres, c’est parce qu’il me permet de vous faire rire et un tout petit peu pleurer entre deux chapitres. » Pourtant, oui, le sexe l’obsède et l’entraîne dans une routine qui le conduit inlassablement du lit à la salle de bains, du bar au turbin. Misogyne et sentimental, Bukowski parle d’amour et de cul à longueur de nouvelles, de poèmes, collectionne les jeunettes de trente ans de moins que lui dans son roman Women, explorateur de fantasmes. Lui l’amateur de jambes, incapable de se retenir devant une mini-jupe, aime autant « Les femmes en robes, ça me rappelle le temps jadis ». Derrière la libido débridée, le viol s’érige en modèle, même si l’auteur ne cesse de le condamner moralement, considère que toutes ses partenaires sont plus ou moins consentantes, et donne parfois le change à travers le registre burlesque du violeur violé. Son plaisir à dominer les femmes, à jouir en elles se nourrit d’une revanche sociale qu’il conscientise parfaitement, surtout avec celles dont il a peur, les plus cultivées, celles d’un milieu social supérieur, ou encore celles tout droit sorties des années 1930 : « Les filles du temps de la jeunesse de ma mère. À l’époque où les femmes étaient vraiment des femmes. » Le genre de celles qui ont excité ses frustrations d’adolescent. Et pourtant Bukowski peut tomber amoureux, écrire des poèmes à fendre l’âme. Violent, il joue les durs tout en aspirant à être « un brave type ». D’ailleurs Women serait illisible sans l’atterrissage et la confession de celui qui se qualifie de « marquis de Sade de seconde zone » : « Seul m’importait mon petit plaisir égoïste. Je ressemblais à un ado gâté. J’étais pire que la pire des putes ; une pute en a après ton argent, rien de plus. Moi je jonglais avec les vies et les âmes comme avec des jouets. […] J’étais en train d’écrire La Vie amoureuse d’une hyène. » Le sexe tel qu’il le raconte dans sa crudité, dénudé des fioritures du style, est le révélateur d’une ambivalence éthique inextricable, pour le meilleur et pour le pire. Le maudit raté et blasphémateur cherche dans le déversoir sincère de sa conscience à sauver son âme malgré tout : « Il y a beaucoup de puritanisme en moi, les puritains aiment peut-être le sexe davantage que n’importe qui. » Tout est là.


L’ÉCRIVAIN CLOCHARD
Imbuvable.
La figure de l’ivrogne dérange. Le poivrot n’est pas un clown. Il a l’alcool mauvais, il incarne l’affreuse figure du désespoir, « la trace de la tristesse, de l’extrême tristesse, de la perte de la raison, de toute cette misère psychologique que les délaissés essayent d’oublier en tombant parfois dans d’horribles crises de fou rire ». « On ne boit pas pour se donner du cœur à l’ouvrage, on sirote pour se consoler d’en avoir pris plein la gueule toute la sainte journée », balance-t-il. Bukowski s’exhibe. Son obscénité est un miroir tendu au réel, aux vies gâchées des neuf dixièmes de l’humanité, aux heures volées par ces jobs qui pointent au chagrin. Démasquer l’hypocrisie, toujours. « Je n’exhibe jamais ma vulgarité j’attends qu’elle se manifeste d’elle-même », ajoute-t-il. S’il a trouvé un maître avec John Fante, c’est d’abord parce qu’il entend dans la voix du fils d’immigré italien une condition qu’il assimile à la sienne. « La majorité des romanciers ne traitaient que de la vie des classes moyennes supérieures. Or moi, j’avais besoin de lire quelque chose qui me ressemblât et qui me permettrait de rester en vie, un jour de plus, de ne pas crever dans la rue, j’avais besoin de me souler de mots, je ne voulais pas m’en tenir au seul alcool. » Bukowski tape sur sa machine à écrire les coups qu’il veut porter à la société américaine. Sa langue découle du milieu où il évolue et de ses conditions d’existence. « Vivre épuise quand on ne cesse de perdre. » La rue, il l’a vécue, de la Nouvelle-Orléans à Philadelphie, de New York à San Francisco, avant le grand retour à Los Angeles dont il a essayé tous les bancs publics. Et tout en s’avilissant à l’usine et dans les petits boulots, il s’est accroché à l’alcool et à l’écriture comme à des bouées pour ne pas succomber à ses penchants suicidaires. Bukowski n’a rien du clochard céleste, romantique ou bohème. Lui parle à ras du caniveau. Il dit « la merde » dont le champ lexical éclabousse tous ses livres. « La merde on y était tous ensemble, là, au beau milieu de l’énorme cuvette des chiottes de la vie, une fois la chasse tirée, on en serait tous évacués. » Au pays de la chance et de la réussite règne la loi du plus fort, « l’horizon se limite jusqu’à la tombe au culte de l’effort et du racket ». Lui prône la haine du travail du côté des pauvres, des perdants : « Quelle connerie que le courage des faibles. » Son inspiration : le spectacle du quotidien, la ville où pullulent « des existences vouées à l’inutilité : les poètes, les fous, les médiocres, les ivrognes, les damnés, le peuple abandonné, les oubliés de l’Amérique. Les rase-bitume, j’ai été l’un des leurs. » Un conseil toutefois : « ne pas s’éterniser au fond de la merde, parce que même si la merde est une bonne école, on en connaît qu’elle a engloutis pour toujours ». Pour la contempler il suffit d’un détour dans les gradins d’un match de boxe ou au champ de course : « l’hippodrome est un résumé de la condition humaine : la vie ferraillant contre la mort jusqu’à l’ultime défaite ».

“ Je décidai que j’aimerais toujours me soûler. Ça faisait disparaître ce qui était évident et peut-être qu’en réussissant à se tenir assez longtemps loin des évidences on évitait d’en devenir une soi-même. »

Charles Bukowski dans Souvenirs d’un pas grand-chose


UNE TEIGNE HUMANISTE
« Humanité tu m’as toujours débecté.
» L’éternel « étudiant en sciences infernales » a choisi sa devise. Lire Bukowski, ce n’est pas seulement descendre en enfer, c’est le parcourir de long en large. À l’image du Diable, « le plus grand perdant de tous les temps », l’homme est condamné à perdre, même lorsqu’il se prélasse à la fin de sa vie, en barbotant dans le jacuzzi de sa villa sous vidéo-surveillance. Sur le campus de l’université où il a traîné deux ans pour étudier le journalisme, où il a posé en nazi par esprit de contradiction et nostalgie de ses racines allemandes, Bukowski a vite pigé qu’il s’agissait de faire porter le chapeau aux Noirs ou aux Juifs : il a fui illico. Apolitique, il se méfie des grandes valeurs qu’on écrit avec des majuscules même si lors de rares prises de position il lui arrive de témoigner de son souci du monde, comme au lendemain de l’assassinat de Kennedy : « Avec ce meurtre, on ne perd pas qu’un homme de valeur, on perd également des acquis politiques, intellectuels et sociaux, car au risque de paraître grandiloquent ces choses-là existent. » Mais l’ouvrier qu’il était n’a aucune sympathie non plus pour les syndicats. Le monde entier figure sur sa liste noire : « Je n’ai pas vocation à prêcher l’action, l’engagement comme l’a fait Camus, car la majeure partie de l’humanité me donne envie de vomir. » Il revendique seulement de photographier la vie telle qu’elle est, dans ce qu’elle a de plus absurde et de plus effrayant ; l’humanité cavalant après le néant. Trop rêveur pour être cynique, il déclare : « Je ne suis qu’un observateur. Mon seul parti, c’est le parti du pur humanisme. » Ce « pessimiste actif » contemple « l’horreur qui explique les larmes que j’ai souvent versées sur le sort de ces malheureux qui se débattent au fond de la vase » et fustige « celui qui a mis son âme en veilleuse dans le même temps où son cœur se gonflait d’amertume, l’archétype du dégueulasse, borné et sadique ». Il lui arrive toutefois de rencontrer la bonté au milieu de l’enfer. Il en célèbre les étincelles, ébloui par Marina, sa fille, le soleil de sa vie. Et, quand on lui demande, il refuse d’écrire à charge contre les Hippies, qu’il trouve certes naïfs, mais inoffensifs. On ne tire pas sur « L’Oiseau bleu » qui niche dans son coeur. Les braises de la compassion brûlent encore au fond des ténèbres où il honore la vie, les doigts de pieds en éventail, en sirotant sa bière et en dansant à la face de madame la mort, arborant avec humour l’étendard du lâcher-prise.


LA SOLITUDE DE L’ÉCRITURE
Une raison de vivre.
De ces torrents de mots déversés au quotidien, il faut entendre : « Ne gaspillons pas nos vies ! ». L’obscurité a accouché de cet écrivain à la marge de la marge, anticonformiste et hors du commun. Pour lui, l’écriture est un isolement volontaire, un espace de liberté où « se noircir » avec en garantie le sanctuaire de sa solitude, un moyen surtout d’échapper au moule préfabriqué des existences, de tracer sa propre voie en puisant dans sa propre folie une poésie vivante, personnelle, directe, sans autre ornement qu’une forme de sagesse. « Je ne sacralise pas la littérature, j’affirme simplement qu’elle se confond avec ma vie. » Bukowski rabâche, radote, creuse toujours les mêmes anecdotes pour en extraire la fiction la plus vraie, l’idéal de l’être qui commande au paraître. Son style accompagne ses évolutions, bataille pour échapper à la mollesse et à la répétition qui sabordent, selon lui, les meilleurs écrivains. « J’approchais à grands pas vers le seul dieu que je voulais adorer : la SIMPLICITÉ, plus mes phrases se rapprochaient de la concision et du naturel, moins j’aurais de chances de me tromper et de tricher. » Jouer avec les mots est une affaire sérieuse, la seule qui vaille la peine, une fin en soi qui nécessite discipline et rigueur. « Je n’ai d’autre ambition que d’ajouter des mots aux mots », écrit-il. Des mots qui refroidissent comme des rafales de balles, des mots qui réchauffent comme des rayons de soleil. L’écriture est le geste irrévérencieux qui déshabille les fausses pudeurs, et tutoie la mort comme dans son dernier roman, Pulp, pastiche de roman noir et hommage à la littérature de gare, où l’écrivain succombe à la Grande Faucheuse dans les ailes du Moineau écarlate. « Un écrivain n’a de devoir qu’envers son travail. Il ne doit rien à son lecteur sinon de lui permettre de lire, imprimé, ce qu’il a écrit, le meilleur lecteur, ou pour tout dire, le meilleur être humain, mâle ou femelle, est celui qui vous gratifie de sa non présence. » À bon entendeur.
Lucie Servin

Bukowski Le poète du diable

La poésie de Bukowski n’a pas encore été totalement traduite en France, mais elle est au cœur des nouveaux recueils parus et à paraître Au diable vauvert. La fondatrice et directrice de la maison d’édition, Marion Mazauric, travaille à rendre accessible l’œuvre complète de l’auteur.

La prose de Bukowski est régulièrement rééditée. Plus difficile de s’y retrouver avec la poésie. Certains recueils ne sont plus disponibles. Reste Les Jours s’en vont comme des chevaux sauvages dans les collines, publié en 1969 aux États-Unis et paru en poche. Sinon, la majeure partie est distillée dans des éditions mixtes mêlant poèmes et fiction, comme Le Ragoût du septuagénaire (1990) ou Avec Les damnés (1993), une anthologie composée par John Martin, son éditeur américain attitré. Chez Bukowski, poésie et prose s’interpénètrent et il est impossible de les dissocier. Il existe plus de 5000 poèmes que l’écrivain publiait à droite à gauche dans des revues underground ou rassemblait dans les recueils de Black Sparrow Press. Nombre d’entre eux sont inédits en France. Marion Mazauric trouve « anormal que nous n’ayons pas à disposition ses œuvres complètes ». Avant de fonder le Diable Vauvert en 2000, elle était à l’origine de la collection « Nouvelle Génération », en format poche chez J’ai lu, qui regroupait des auteurs comme Michel Houellebecq ou Virginie Despentes : « Une génération transgressive, née avec la démocratisation des savoirs à l’école qui marque en France l’entrée en littérature des classes populaires et moyennes. Conscients des injustices et des inégalités sociales, ces nouveaux auteurs décrivent avec acuité la crise. Ils sont surtout à l’origine de l’affirmation d’une langue populaire, vivante et parlée dans le champ littéraire, massivement occupée auparavant par l’expression bourgeoise ou académique. En cela, les écrivains américains de la Beat Generation, Bukowski ou Hemingway ont été des précurseurs. »
Il y a dix ans, lorsque Harper Collins présentait les nouvelles anthologies de l’œuvre bukowskienne composées par l’éditeur Abel Debritto, Marion Mazauric a sauté sur l’occasion : « Nous avions déjà des auteurs en commun comme Warren Ellis. Le travail de Debritto est le fruit d’une enquête littéraire remarquable. » Virginie Despentes, qui revendique explicitement la filiation avec Bukowski, était pressentie pour la traduction. Elle y a finalement renoncé pour se consacrer à Vernon Subutex. Roman Monnery, un autre écrivain de la maison, s’y est attelé et très bien. Sur l’écriture (2017) compile une
correspondance révélatrice de l’érudition et des exigences de l’écrivain. Sur l’alcool (2020) réunit des textes plus variés, tandis que Sur l’amour, (2022), entièrement composé de poèmes, chante les gammes sentimentales et graveleuses de l’ambivalence amoureuse. Sur les chats et d’autres suivront. Entre temps, en 2019, le recueil de poésie Tempêtes pour les vivants et les morts a fait sensation : « Les ventes nous confirment que l’influence de Bukowski ne fait que croître. Les anthologies ont l’avantage d’offrir une vision transversale, d’envisager l’écrivain à travers ses évolutions, de découvrir l’homme derrière l’oeuvre. » Quant aux poèmes, « le grand laboratoire du langage », ils attestent de l’originalité de cet auteur, de la puissance de sa langue orale et littéraire. Une poésie fulgurante, sans rimes et avec très peu d’argot qui témoigne des choix esthétiques radicaux assumés par Bukowski tout au long de sa vie. Dans la tradition américaine des vers libres de Walt Whitman (1819-1892), Bukowski, couronné « Roi des poètes à grande gueule », fait sonner la voix des prolos. Il a, le premier, poétisé la noirceur du poivrot, ravalé la complainte des victimes en étouffant la rage dans un rire parfois sarcastique mais jamais hargneux. La musicalité absurde de son désespoir, cette colère froide, magnifique, infiniment tendre et terriblement sensible, éclaire la complexité touchante du vieil ivrogne. En France, sa poésie réunie au Diable Vauvert, ne pouvait rêver plus bel antre.
Lucie Servin

Pour découvrir les recueils : https://audiable.com/authors/bukowski

Appendice :

A lire : Les Bukoliques, Cédric Meletta, Éd. du Rocher, 248 p., 18,90 €
Pour le centenaire de l’écrivain, ces « Variations sur Bukowski » explorent toutes les facettes de l’homme et de l’œuvre. Une enquête documentaire fouillée servie par la verve inspirée d’un admirateur.

LES ROMANS
Le Postier, traduit par Philippe Garnier, Éd. 10/18, 240 p., 7,50 €
Après onze ans à travailler au Service des Postes de Los Angeles, Bukowski démissionne et retrace son expérience d’ouvrier dans ce roman rédigé en « vingt-et-une nuits ». Publié en 1971, le succès est immédiat et détermine le tournant de sa carrière d’écrivain.

Factotum, traduit par Brice Matthieussent, Éd. 10/18, 216 p. 6,10 €
Factotum. Un mot comme un programme pour la galère. Publié en 1975, Bukowski revient ici sur ses errances dans les années 1940 quand il enchaînait les petits boulots d’homme à tout faire et collectionnait les échecs face à ses ambitions littéraires.

Women, traduit par Brice Matthieussent, Éd. Le Livre de Poche, 416 p., 7,90 €
Publié en 1978, Women a été écrit en même temps que les poèmes de L’amour est un chien de l’enfer. Un roman construit comme un tableau de chasse de conquêtes amoureuses, rattrapé par l’humour et l’autodérision d’un phallocrate sentimental à la libido débridée.

Souvenirs d’un pas grand-chose, traduit par Robert Pépin, Éd. Le Livre de Poche, 410 p., 7,90 €
Bukowski avait déjà raconté son enfance par fragments en nouvelles et en poèmes. Il rassemble ses souvenirs dans ce roman publié en 1982 qui témoigne de sa terrible jeunesse à Los Angeles pendant la Grande Dépression jusqu’à l’entrée en guerre des États-Unis.

Pulp, traduit par Gérard Guégan, Éd. 10/18, 240 p., 6,60 €
Entre une affaire d’adultère et une enquête autour de l’écrivain Céline commanditée par la Grande Faucheuse, Bukowski propose un pastiche jubilatoire de roman noir dédié à la littérature de gare. Comme un chant du cygne, un ultime roman publié l’année de sa mort.

NOUVELLES ET CHRONIQUES

Journal d’un vieux dégueulasse, traduit par G. Guégan, Éd. Le Livre de Poche, 315 p., 7,90 €
Ce recueil initialement publié en 1969 rassemble une anthologie des chroniques parues pendant quatorze mois dans le journal hebdomadaire Open City de Los Angeles. « Avec la liberté absolue d’écrire ce qui lui chante », Bukowski devient un auteur culte.

Contes de la folie ordinaire, traduit par Jean François Bizot et Léon Marcadet Éd. Le Livre de Poche, 248 p., 6,90 €
Publiées en 1972 sous le titre Erections, Ejaculations, Exhibitions and General Tales of Ordinary Madness, ces vingt-et-une nouvelles passent de l’autobiographie au fantastique et ouvrent l’éventail d’un univers grotesque unique.

Nouveaux Contes de la folie ordinaire, traduit par Léon Marcadet, Éd. Le Livre de Poche, 315 p., 6,90 €
Le premier recueil publié en 1972 des Contes de la folie ordinaire contenait à l’origine quarante-quatre nouvelles et a été scindé en deux pour l’édition française. Dans le même esprit, on retrouve ici la verve et l’univers d’un écrivain cru et sans filtre.

Au Sud de nulle part, traduit par Brice Matthieussent, Éd. 10/18, 288 p , 7,50 €
Peut-être le meilleur recueil. Ces vingt-sept nouvelles ont été compilées en 1973. Elles donnent un aperçu des différents registres d’un écrivain qui, par la fiction, a trouvé le moyen de témoigner le plus sincèrement de sa vie et de ses névroses.

Le Capitaine est parti déjeuner et les marins se sont emparés du bateau, traduit par Gérard Guégan, Éd. Le Livre de Poche, 223 p., 6,30 €
Ce journal intime écrit entre 1991 et 1993 a été publié à titre posthume et illustré par Robert Crumb. Il offre un témoignage quotidien sur les dernières années d’un vieil écrivain assagi mais toujours fidèle à lui-même. Une déclaration d’amour à l’écriture.