Jack London et l’encre de la mer
Après avoir revisité Mac Orlan, Riff Reb’s s’attaque à Jack London. Une adaptation libre, mais particulièrement réussie du Loup des mers, véritable chef-d’oeuvre du roman d’aventure maritime.
Tour à tour marin, blanchisseur, ouvrier, pilleur d’huîtres, chasseur de phoques, vagabond, délinquant, chercheur d’or, exploitant agricole, grand reporter ou encore militant socialiste et révolutionnaire, John Griffith Chaney, dit Jack London a trempé sa plume dans l’expérience avant d’écrire ses romans d’aventure. Voyageur infatigable et écrivain autodidacte, il a marqué la littérature américaine avec L’appel de la forêt, Croc-Blanc ou encore Martin Eden. Loup des mers, son dixième roman, est un véritable chef-d’oeuvre, une histoire de grande aventure doublée d’un récit politique et philosophique. En 1893, à dix-sept ans, London s’engage sur la goélette Sophia Sutherland pour sept mois de campagne de chasse aux phoques jusqu’à la mer de Béring et au Japon. La réalité incarnée par le vécu de l’écrivain sert la complexité de la psychologie des personnages dont les trajectoires imaginaires dessinent les questionnements de l’auteur sur la nature humaine. Humphrey Van Weyden, un intellectuel fortuné, critique littéraire dilettante, spécialiste d’Edgar Poe, embarque à bord d’un ferry pour traverser la baie de San Francisco. Le bateau fait naufrage et l’élégant est recueilli et enrôlé de force dans l’équipage de la goélette Le Fantôme, un navire chasseur de phoques en route pour le Japon, commandé par le capitaine Loup Larsen, une brute tout de muscles et de méchanceté. Van Weyden s’endurcit à la vie en mer, ses mains blanches rompues à l’épluchage des patates et sa peau tannée par le soleil, rongée par le sel projettent avec violence le candide dans l’apprentissage rude de la vie en mer sous les ordres d’un capitaine diabolique.
Civilisation et barbarie
“Dans ce roman, la mer et le bateau servent en réalité de décor à une dramaturgie dont l’essentiel est de confronter des hommes et des idées”, explique Riff Reb’s. A travers le portrait de deux héros diamétralement opposés, London anime un débat autour des thèmes récurrents dans son oeuvre de la différence entre civilisation et barbarie. Deux individus égaux en terme d’intelligence et de culture, discourant sur l’avenir de l’humanité et la place de l’homme dans le monde permettent une mise en abyme d’une dialectique entre la pensée évolutionniste héritière de Darwin et la philosophie de Nietzsche que London cherche à discréditer. Loup Larsen, capitaine tyrannique et sadique, matérialiste et athée, cynique et nihiliste fait face au narrateur Van Weyden, homme sans envergure, incapable de tuer, en proie aux sentiments et à la morale, luttant pour sa survie, mais préférant donner sa destinée à la volonté de l’océan que de subir l’autorité du diable. London en humaniste a choisi son camp et, pourtant, la fascination qu’exerce Loup Larsen détourne l’oeuvre de ce message progressiste. Le spécialiste Francis Lacassin, auteur des préfaces de l’oeuvre de London à qui Riff Reb’s dédie son adaptation, souligne l’ambivalence de Loup Larsen qui finit par séduire les lecteurs à contrario de la volonté de l’auteur dont l’ambition première était de détruire le mythe du surhomme de Nietzsche.
Une adaptation libre
Des 28 chapitres qui composent le roman, Riff n’en conserve que 17, en s’appropriant “librement” le texte, malgré une utilisation très fidèle des phrases de London. L’utilisation de la voix-off accompagne des dessins soignés rehaussés par une colorisation en aplats de bichromie qui permet de camper l’ambiance. Une orfèvrerie graphique où le dessinateur de Myrtil Fauvette et du Bal de la sueur adopte un style plus réaliste, tout en conservant les contorsions expressionnistes des visages marqués par la vie en mer. Avec élégance, il condense à travers les images la prose maritime précise de London. Il prend surtout le parti de modifier la fin en proposant un dénouement encore plus tragique. Riff revisite ainsi la cruauté du réel, enfonçant le clou, laissant dans une dernière case, un homme seul qui tourne le dos à l’horizon. Une interprétation magistrale et actuelle d’un récit authentique écrit avec l’encre de la mer.
Lucie Servin
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