Enfantillages #1: La  favorite de Matthias Lehmann

Enfantillages #1: La  favorite de Matthias Lehmann


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Dans les années 1970, un enfant grandit enfermé dans la maison de ses grands parents : battu par une grand-mère acariâtre, abandonné par un grand père alcoolique, complice de laisser faire. Le monde se limite pour lui au périmètre du grand jardin de cette maison bourgeoise perdue dans un village de la Brie. Guidé par la voix de la gamine, l’œil rebondit en suivant l’enthousiasme de l’enfance et le dégout de la situation. Le dessin embarque immédiatement, libéré sur les pages à la faveur du récit de l’orpheline. Constance raconte ses jeux d’enfant, la chasse aux insectes, la chatte Noirette, la solitude, les punitions. Elle n’a aucun contact avec le monde extérieur, aucune idée de qui sont ses parents. La seule chose qu’elle sait, c’est qu’elle n’est pas Eléonore, l’enfant chérie, l’enfant disparue, l’enfant regrettée, sainte parmi les saintes, l’ange qui trône en habit de communion au milieu de l’escalier.

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Ironie du sort, c’est aux gitans que Constance doit son salut,  car la peur des « voleurs de poules » pousse le couple de vieux bourgeois aigris et nostalgiques à engager des gardiens. Avec l’arrivée des Da Costa et de leurs enfants, la princesse est chahutée. Elle découvre aussi sa sexualité et ses premiers émois. Constance est un garçon. Travesti par sa grand-mère, l’enfant séquestré brise le mirage de la petite fille modèle. A la plume, tout en hachures, le dessinateur emprunte aux gravures anciennes qui collent à cet univers figé et démodé inspiré par la Comtesse de Ségur. L’imaginaire enfantin libère le trait en grimaces et en caricatures, porté par le souffle de la narration, qui fait danser le dessin sur les planches, avec ou sans cases, en strips ou en damier, ou au contraire sans découpage, courant dans les doubles pages, selon la tonalité de la séquence.

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Une partition graphique virtuose, soutenue par un rythme qui produit l’émerveillement malgré les circonstances. Dans la tête de l’enfant, le lecteur suit le cheminement de l’innocence dans sa première rencontre avec l’altérité. Constance découvre ses pulsions et le mensonge, avec une perspicacité joyeuse qui dépasse la supercherie des adultes. La farce est grinçante mais la comédie réjouit dans un dénouement amère et souriant, malgré tout. Car l’intelligence triomphe. Une revanche jubilatoire crachée à la face grimaçante des tortionnaires qui pensent pouvoir conditionner les enfants comme des poupons, dans des cases. Constance renaît en Maxime, libre de devenir ce qu’il est, un peu garçon, un peu fille, mais destiné à rester ce qu’il a été, la favorite.

Lucie Servin

La Favorite, Matthias Lehmann, Actes Sud, 160pages, 23 euros.

 

(Enfantillage : parole, action qui convient mieux à un enfant qu’à un adulte.)

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