L’art de la fable, une initiation à la fantasia vénitienne
En 1977, lorsqu’il écrit Fable de Venise, Hugo Pratt commence son initiation maçonnique et consacre toute son intrigue à cet univers. Maître de la fable, la franc-maçonnerie n’est en fait qu’un prétexte au symbolique qu’il traite à son habitude avec humour et fantaisie.
Affabulateur de génie, Vénitien dans l’âme, Hugo Pratt écrit des histoires à l’image de sa lagune, brumeuses, mystérieuses et magiques. Elevé à l’école de Borges où il apprit “à dire la vérité comme si c’était un mensonge”, Pratt s’amuse toujours à basculer l’intrigue de ses récits d’aventure dans des paraboles oniriques et symboliques qui perturbent les frontières entre le fil de l’histoire et le propos de la fable. “Je n’en sais rien, moi, de toute façon je crois aux fables”, explique Corto Maltese qui affirme “tomber souvent des nuages”. Avec son goût du détail, l’oeuvre fourmille de références mélangées et de retours incessants entre le réel et l’imaginaire que l’auteur réinvente au gré de son imagination “sa fantasia vénitienne”. “Le sens de la fable” comme le définit si bien Florian Rubis(1) dans son ouvrage sur ce grand maître de la BD développe un monde fantastique habité par le réel, constitué d’une libre interprétation de la réalité avec le mensonge comme unique socle tangible et fondateur de la vérité.
Brouilleur de pistes, Pratt s’offre lui-même en miroir comme un condensé de la Sérénissime. “Quand les vénitiens -parfois ce sont des maltais- sont fatigués des autorités, ils vont dans ces lieux secrets et, ouvrant les portes au fond de ces cours, ils s’en vont pour toujours vers des pays merveilleux et vers d’autres histoires”. Cette phrase qui conclut l’album Fable de Venise ouvre l’album précédent Corto en Sibérie. Hugo Pratt réinvente son arbre généalogique, assimile dans ses origines l’histoire de la Cité des doges et son amour pour sa ville. Ses ascendances juives marranes sont discutables ou invérifiables, Anne Frognier, la mère de ses enfants qu’il rencontra en Argentine le souligne. Pratt enjolive, peuple son propre univers des légendes ou des faits historiques qu’il s’approprie. De même qu’il crée le personnage de Corto Maltese, né d’une rencontre entre une gitane andalouse et un marin anglais de Cornouailles, il se recrée sa propre histoire et excelle dans la mise en scène du vrai. Tout au long de sa vie, il corrige, avertit et complète son oeuvre, annexant croquis et explications dans les préfaces qu’il rajoute en permanence à ses albums pour préciser et donner des indices aux lecteurs. Pourtant, ces introductions initiatiques participent également de la fable et renforcent la véracité du mensonge.
Fable de Venise offre à ce titre un modèle du genre, intitulé “une grand-mère maternelle”, l’introduction propose une ballade initiatique qui amène le lecteur à pénétrer dans les labyrinthes du ghetto juif et dévoile les mystères cabalistiques et ésotériques qui remplissent Venise, la mystérieuse.
Des fables initiatiques
Archétype du genre, Fable de Venise mélange à son tour et superpose les mythes ésotériques : la clavicule de Salomon, la table d’émeraude, les abraxas vénitiens, la secte Basilide, Hipatia la néoplatonicienne, Saladin et Raspoutine, Byzance et les Vikings. En lançant Corto à la recherche d’une émeraude, pierre maudite de la connaissance, tombée du front de Lucifer, symbole d’alchimie suprême, Pratt complexifie et embrouille son lecteur qu’il embarque dans une histoire pétrie d’humour et d’ironie. En abreuvant ses fables d’indices et de fausses preuves, la quête dérive et ne mène nulle part. Car le plus important reste l’aventure et non le trésor. “Il n’y a pas d’homme qui parvienne à tout savoir, mais tout homme doit aspirer à tout savoir”, expliquait Casanova, et c’est ce que met en pratique Pratt dans son oeuvre. Le jeu des énigmes et des symboles amusera les exégètes, il se révélera fastidieux pour les lecteurs plus dilettantes. Il donne surtout les clés d’un parcours initiatique qui fait office de philosophie de vie. “Ce serait bon de vivre dans une fable”, soupire Corto, embarqué dans une nouvelle aventure sino-sibérienne. Et Bouche dorée de lui répondre, “tu vis continuellement dans le monde des fables et tu ne t’en aperçois plus. Lorsqu’un adulte rentre dans le monde des fables il ne peut plus en sortir, le savais-tu ? ”
Lucie Servin
-> Voir l’article sur Pratt et la Franc maçonnerie
(1)Hugo pratt ou le sens de la fable, Florian Rubis, Belin, 366 pages, 23 euros
Les “extravagances” du Baron Corvo.
Né à Londres en 1860 et mort à Venise en 1913, Frederick William Rolfe est un artiste anglais homosexuel original, tour à tour écrivain, photographe, peintre et dessinateur qui se faisait appeler le Baron Corvo. Il incarne par son caractère fantasque et ses excentricités un personnage attachant à la préciosité rebelle et paranoïaque en opposition à l’austérité de la période victorienne en Angleterre. Il tombe amoureux de Venise et Pratt apprécie “ses extravagances”et ses romans comme Le désir et la poursuite du tout dont il s’inspire. Mis en scène dans les aventures de Corto Maltese, le baron Corvo serait un ami défunt du célèbre marin à l’origine de deux de ses aventures.
L’énigme de Fable de Venise, “le lion grec perd sa peau de serpent septentrional entre les brumes de Venise” lance Corto à la recherche de l’émeraude magique, “la clavicule de Salomon”. Les notes du baron invitent ensuite Corto sur les traces du trésor perse de Cyrus II, dans La Maison dorée de Samarcande. Dans la préface de Fable de Venise, Hugo Pratt montre la pseudo appartenance du baron Corvo à la Golden Dawn, l’ordre Hermétique de l’Aube dorée créé à Londres en 1888 qui a réellement existé et qui constitue un mythe par sa complexité et son opacité mystérieuses. Il apparait clairement que Corvo n’a jamais fait partie de la Golden Dawn. Pratt, friand de symboles et tisseur d’histoires montre son extravagante capacité à jongler avec le vrai et le faux pour forger ses univers.