Le monde merveilleux d’Iléana Surducan
La Roumanie est à l’honneur à l’occasion du 33ème salon du livre de Paris qui se déroule ce week-end. Une jeune artiste, Iléana Surducan, originaire de Transilvanie et invitée à cette occasion témoigne du timide renouveau de la BD dans son pays mais propose surtout à travers son blog, Le Monde d’Iléana un univers merveilleux et fantastique à mille lieux des clichés sur la patrie de Dracula. Dans son imaginaire, en céramique, en illustration, en bande dessinée et en animation, elle réenchante cette Roumanie en crise démontrant avec poésie la complexité d’une situation aussi personnelle qu’universelle.
A 25 ans, Iléana Surducan est née avec la chute de la dictature communiste de Ceausescu dans l’ancienne capitale de Transilvanie, Cluj Napoca, qui est le plus grand centre universitaire de la région. Une ville historique dont le patrimoine conjugue le passé hongrois et roumain. Iléana aime sa ville qu’elle recompose entre le réel et les souvenirs pour servir de décor à ses contes enchantés comme pour affirmer haut et fort la réalité de l’imaginaire. Ses parents physiciens s’y sont installés après leurs études, mais malgré cette filiation scientifique, ils ont toujours laissé à leurs filles Iléana et Maria le choix du dessin.
Si Maria dessine aussi, Iléana se projette dés l’enfance dans son avenir d’artiste. Bonne élève, elle griffonne en classe en réutilisant toutes les connaissances apprises dans les cours pour nourrir ses dessins. Elle emmagasine autant d’informations que de questions qui forgent son imagination.
La découverte de la bande dessinée
Aujourd’hui Iléana s’affirme comme une jeune auteure talentueuse. Elle découvre la bande dessinée vers l’âge de 12 ans, lorsqu’elle dévore les grands classiques franco-belges au Centre Culturel Français de sa ville. Elle étudie le français en classe et apprend en lisant Astérix, Spirou, Lucky Luke, Gaston Lagaffe, Léonard et les Stroumphs mais aussi les auteurs classique de Baudelaire à Prévert. Elle tombe adolescente sur une cassette des Shadocks qu’elle visionne d’une seule traite et qui l’habite encore aujourd’hui. “J’ai toujours dessiné mais je préférais surtout raconter des histoires. Quand j’ai découvert la bande dessinée, j’ai tout de suite voulu en faire mais il faut bien comprendre ce qu’était la bande dessinée en Roumanie jusqu’à aujourd’hui. En effet avant la Révolution de 1989, la BD existait seulement pour les enfants produites par des maisons d’édition subventionnées et selon la censure. C’était la grande période de Pif Gadget mais avec la chute du régime le marché a été complètement désorganisé. Les comics américains de super-héros ou de Disney et quelques mangas japonais ont envahi l’espace. La Bande dessinée a toujours ainsi été considérée comme un divertissement pour les enfants et jamais comme un art. Pourtant, certains artistes ont commencé à s’intéresser à la bande dessinée et quelques nouveaux auteurs ont pu publier et des fanzines ont vu le jour. Cette première génération de BD indépendante manque néanmoins de techniques et d’expériences et s’est confrontée à l’hostilité des spécialistes de la bande dessinée traditionnelle qui organisent les quelques festivals comme celui de Constanta et écrivent les revues ou les encyclopédies spécialisées comme Dodo Nita, le plus connu. Du coup, la bande dessinée existe en Roumanie, mais à l’état embryonnaire et elle ne connaît sûrement pas un développement aussi important qu’en France ou en Belgique. ”explique-t-elle.
Elle commence à écrire des bandes dessinées qu’elle propose chaque année au concours pour les jeunes auteurs au Festival d’ Angoulême sans jamais convaincre le jury.La lecture du Chat du Rabbin de Joann Sfar est une révélation. “Je découvrais avec Sfar, la liberté narrative en BD. Jusqu’ici, j’avais toujours cru que les cases étaient obligatoires. Dans le Chat du rabbin, l’absence de case, le trait simple et brouillon et l’extravagance de l’histoire s’autorisent tout et dés lors, pour moi, tout devenait possible.”Dans le cadre du programme “Allons en France” destiné aux étudiants francophiles, elle se rend en France pour la première fois en 2007. Un voyage de 10 jours qu’elle retranscrit en BD sous la forme d’un journal.
Incitée par ses amis, elle découvre le site30joursdeBD et commence à y publier ses planches tous les mois. Les lecteurs séduits par son style et son univers, l’interrogent alors sur son blog car à l’époque il n’existe pas encore. “Je ne connaissais pas les blogs BD, j’ai donc décidé de m’y mettre en créant au départ un blog en français et un blog en roumain, mais j’ai vite abandonné celui en roumain car le blog en français concentrait largement plus de visiteurs.”affirme-t-elle. Le monde d’Iléana était né.
L’affirmation d’un style
Iléana poursuit ses études à l’Université des Beaux-Arts à Cluj Napoca au département Céramique et obtient son master en 2012, après avoir passé un semestre à L’Ecole Supérieure des Arts Saint-Luc, dans le cadre d’un échange ERASMUS.
“J’ai choisi d’apprendre la céramique car j’ai toujours voulu faire des objets en trois dimensions. Je trouve que la tridimensionnalité permet de rendre encore plus réel des sujets imaginaires. De plus, la céramique impose l’apprentissage d’une technique, un accès à la matière et à l’atelier. J’ai appris le dessin en autodidacte mais j’ai découvert que dans ces conditions, je passais aussi à côté de différentes techniques. C’est pour cette raison que je suis allée en Belgique, où les cours donnés par des professeurs qui sont aussi eux-mêmes auteurs de BD m’ont beaucoup servi.” Elle réalise ensuite avec sa sœur Maria plusieurs projets et crée Le Glorieux Fanzine, en 2008, avec l’ambition de montrer au public roumain la richesse de la bande dessinée en publiant des artistes étrangers. Elle participe par ailleurs en France au Fanzine Boochkoozu.
Dans ses années de recherches, elle expérimente différents mediums et élabore un style hybride mêlant un trait poétique en noir à une colorisation à l’aquarelle ou aux crayons de couleurs. “J’aime les mélanges, la rencontre des matières, les confrontations. La céramique et la bande dessinée sont des arts de confluences, au carrefour entre plusieurs arts et à ce titre, ils représentent des arts complets. ”ajoute-t-elle. Elle emmagasine dans son esprit toutes sortes d’influences graphiques, des livres d’art qu’elle feuillète depuis l’enfance jusqu’aux images qu’elle récolte sur internet, créant dans son cerveau une mémoire visuelle foisonnante et infinie. Sa fascination pour les arts premiers se traduit dans ses œuvres céramiques, sa renarthéière rappelle les vases zoomorphes précolombiens.
Grande admiratrice de Franquin et de Sfar, elle s’inspire également des livres illustrés de Fréderic Clément et se passionne pour les univers fantastiques et surréalistes comme celui de l’australien Shaun Tan. Côté film, élevée à l’école de Charlie Chaplin et à la poésie des Studio Ghibli, elle y retrouve comme dans la littérature, l’art de la narration qui jette les bases de l’architecture de son imaginaire. Elle s’impose ainsi comme une artiste complète et ces quelques lignes ne suffiraient pas à résumer la richesse de ses références, qu’elle réunit dans un monde délicat et merveilleux qu’elle a construit pour elle.
Les métaphores du merveilleux
Au premier abord, le monde d’Iléana s’établit à la frontière des contes de fées, peuplés de ces héros de l’enfance qui forgent notre imaginaire commun : Alice aux pays imaginaire, La petite sirène, Le petit chaperon rouge jusqu’au Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry et Momo de Michael Ende dont elle revendique l’héritage.
Elle réinvente également des mythes religieux comme celui de Saint Georges et du dragon en imaginant un adorable petit dragon vert transformé en animal de compagnie.
Mais derrière l’aspect enfantin, une exploration plus subtile montre combien la cruauté et la mélancolie habitent toutes ses histoires qui ne sont pas seulement destinées aux enfants.
Abreuvée depuis le plus jeune âge de toutes ces lectures, l’artiste est restée imprégnée de ces univers mythologiques qu’elle recompose dans des fables initiatiques toujours développées sur plusieurs niveaux de lecture. “J’aime surtout travailler sur les connections insolites entre le réel et l’abstrait, entre la connaissance et l’infini, la magie du mystère et la trivialité du quotidien, l’objet et l’idée. Je développe ainsi toujours plusieurs niveaux d’interprétations en jouant sur les métaphores et en personnalisant les objets ou les éléments. L’exploration et la réunion de ces mondes opposés constituent une source infinie d’inspiration.” De l’émerveillement comme posture philosophique ainsi que Platon l’écrivait, Iléana mène sa barque sur le terreau du merveilleux en invitant ses lecteurs dans autant de méditations métaphysiques qui incitent à un voyage aux limites de la conscience et de l’inconscient.
Au cirque de l’imaginaire
Après avoir édité dans la collection la Bulle à Bisous, un premier album jeunesse aux éditions Makaka,Edouardo le Renardeau scénarisé par Shuky (le fondateur de 30jours et de Makaka) , Iléana vient de sortir chez le même éditeur, Le Cirque, journal d’un dompteur de chaise, (un album disponible dans notre librairie) un ouvrage magique qui raconte l’histoire d’un petit bonhomme chauve, Manu, qui a le don de parler avec les chaises et qui propose son numéro dans un cirque fantastique. “J’ai toujours voulu avoir mon propre cirque comme tant d’artistes avant moi : Charlie Chaplin, Picasso, Alexander Calder ou encore Fred. J’ai commencé à dessiner les personnages pour mes cours avec Michel Servais en Belgique en 2008 et depuis ils ne me quittent plus.”
Magnifique fable contemporaine, dans une cité où “La raison éclaire l’esprit”, les rêves illuminent l’imaginaire. Entre le jour et la nuit, Iléana aborde le fragile équilibre nécessaire entre le connu et l’inconnu, dans une métaphore qui se déroule comme par enchantement mais sans donner toutes les réponses.
“Si je me suis inspiré des archétypes de C.G.Jung pour créer mes personnages (ego, animus, anima, persona), j’aime surtout l’idée développée par le philosophe roumain Lucian Blaga qui déclare qu’il y a toujours deux manières d’appréhender la réalité : une manière raisonnable et vérifiable par tous et une manière intuitive qui cultive sa part de mystère et d’inconnu.” En jonglant avec les archétypes, dans un monde de l’étrange et du merveilleux, le graphisme accompagne la dramaturgie de l’histoire entre ombre et lumière, entre noir et blanc et la couleur, un jeu de clair-obscur qui ajoute encore au mille-feuilles des interprétations et des symboliques. Il y a dans ce cirque un concentré de la personnalité d’Iléana et à travers elle un regard lucide mais enchanté sur une Roumanie en question. Alors laissez-vous tenter, et place au spectacle !
Lucie Servin
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