Troubs au Pays de la Neutralité (Turkménistan) « où il est plus facile de construire des palais que d’éditer un livre »

Troubs au Pays de la Neutralité (Turkménistan) « où il est plus facile de construire des palais que d’éditer un livre »

couv sable noirC’était en mars dernier, je rencontrai Troubs à l’occasion de la sortie de son livre « Sables noirs » chez Futuropolis, dans lequel il raconte son voyage de 20 semaines en 2009 au Turkménistan. Le dessinateur avait été engagé pour faire un livre sur Prévert qui ne voit pas le jour à cause de la censure. Il a donc écrit un autre livre pour raconter un pays dont on ne parle pas, un pays où la paix se résume à la stabilité d’une dictature, qui favorise le commerce et garantit l’embryon diplomatique nécessaire pour siéger à l’ONU. Bienvenue au pays de la neutralité.

Rencontrer Troubs dans la réalité c’est découvrir en vrai, le personnage attachant qu’il met en scène dans ses récits de voyage. Honnête dans ses réactions et ses observations, à l’écoute surtout, il chemine au fil des rencontres, des contacts et des opportunités. Guidé par une curiosité sans préjugé et un regard du détail, il interroge en dessinant tous les passants de la terre. C’est ce qu’il définit lui-même comme son « mode voyage ». Un mode qui s’enclenche dés qu’il sort de chez lui, avec ses carnets à remplir, dans le champ du voisin ou à l’autre bout du monde. Aller vers les autres, voir ailleurs, connaître le quotidien des gens, comprendre d’autres réalités et réfléchir sur le monde. L’exploration commence dés qu’il flaire l’inconnu. Il faut donc le croire quand il écrit « je ne savais presque rien de cet endroit du monde » avant de se rendre pour la première fois, par hasard, pour animer un stage en 2008, au centre culturel d’Achgabat, la capitale turkmène.  Mais une fois que la destination est désignée sur la carte, Troubs creuse obstinément dans l’histoire du pays, la politique, la culture, car tout le questionne et surtout les humains.  Cet esprit critique doué d’une sympathie naturelle donne envie de le suivre dans ses déambulations intelligentes et sensibles, toujours vivantes et riches en situations. En 2008, le stage ne dure que deux semaines. Un séjour beaucoup trop court pour pénétrer ce pays fermé, dans lequel s’adresser à un occidental peut être un motif de délation et d’arrestation. En 2009, il saute sur l’occasion et repart dans le cadre du « Projet Prévert ». Il s’agit de l’édition d’un recueil d’une vingtaine de poèmes traduit en turkmène et illustré par Gurban, un artiste du pays, qu’il a rencontré lors de son premier voyage. L’album Sables noirs intègre planches de bande dessinée et croquis de dessin, dans une mise en page inventive et très soignée, en noir et blanc. Malgré tout, il est le fruit d’une frustration car le livre sur Prévert, tout prêt à être édité, ne verra jamais le jour.

sablesnoirs1Tu dis dans une case de Sables noirs,  dessiner, écrire c’est se souvenir ?

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Centre d’Achgabat. Seules les photographies officielles sont autorisées

TROUBS : Au Turkmenistan, prendre des photos est interdit dans l’espace public, cependant le gouvernement n’a pas pensé à interdire au dessinateur de dessiner, j’ai usé de cette petite liberté. Quand je suis en « mode voyage », je dessine tout le temps. C’est une manière de prendre des notes, de me souvenir, de marquer les moments et de rencontrer les gens qui viennent regarder ce que je fais, à qui je propose de faire le portrait, le temps d’une conversation. Il s’agit du pays le plus fermé que j’ai eu l’occasion de visiter ( cf les destinations sur son blog). Aujourd’hui, j’espère pouvoir y retourner. Au Turkménistan, parler à un occidental est dangereux. Les gens vont en prison pour un rien. Un homme sur trois dans le pays est emprisonné au moins une fois dans sa vie, les familles se ruinent pour payer les rançons. Les habitants n’ont pas le droit d’héberger les étrangers. Avoir des relations sexuelles avec les occidentaux est interdit, et pour épouser une Turkmène, c’est une affaire diplomatique, il faut en quelque sorte payer une dot au gouvernement.

sablesnoirs15Le couvre-feu à Achgabat est respecté à la lettre. A 22h45, tout cesse. Les gens rentrent chez eux, et s’enferment à l’intérieur. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de trafics, la prostitution est un fait réel, les soirées privées aussi. Le Turkménistan est un passage privilégié pour la route de l’héroïne qui part de l’Afghanistan vers la Russie. Tout se fait à huis clos même les choses les plus anodines. Par exemple, il est interdit de fumer dans la rue pour ne pas risquer de salir, du coup, lorsqu’on a envie d’une cigarette, il faut rentrer dans un magasin ou un bar. Il est très difficile de circuler à l’intérieur du pays, tout est frontière qui nécessite un visa. Un visa de tourisme ne dure que trois jours, c’est le temps pour traverser le pays. J’ai obtenu par le centre culturel un visa de travail mais celui-ci ne me permettait pas de sortir de la capitale. Pour voyager dans le pays, je devais demander à chaque fois un visa de tourisme de trois jours. Quand je suis revenu en France, j’avais rassemblé beaucoup plus d’éléments que ne contient le livre. Sur un projet de 300 pages au départ, j’ai beaucoup condensé.

On lit sur la page officielle de la diplomatie française, (icitoutes les recommandations très restrictives du gouvernement à ses ressortissants dans le pays.

Tu auras tout essayé, quitte à t’arrêter sciemment dans un village en plein désert, pour finir par te rendre à la police, le dernier moyen pour rentrer à la capitale.

TROUBS : Disons qu’il y a une opposition entre l’hospitalité naturelle des habitants héritée des traditions anciennes et musulmanes, et les interdictions du gouvernement. Dans ce village, en plein désert, j’ai passé beaucoup de temps sans rencontrer personne, de même dans l’hôtel de Dachoguz, la ville où j’étais juste avant. J’ai attendu, et j’ai finalement été invité à manger sans qu’il ne soit question de loger. Les chauffeurs de taxi clandestins sont l’occasion de parler. C’est très commun comme pratique là-bas, presque tous ceux qui ont une voiture font taxi, un des rares moments où l’on rencontre les gens.

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Ils ont aussi la culture de la boisson, même les policiers qui m’ont recueilli buvaient. Il est en revanche toujours dangereux de laisser dormir quelqu’un chez soi. Les gens ont peur. J’aurais pu dormir avec les policiers, mais je n’y tenais pas particulièrement. L’attente, le désert, la solitude, c’est ce que j’ai ressenti le plus souvent. « Sables noirs »,  c’est la traduction du  nom du désert de Karakoum qui occupe presque tout le territoire. Au départ, je voulais appeler le livre « Prévert dans le désert ». Mais l’ayant droit du poète a refusé que son nom apparaisse dans le titre, pour des questions de jurisprudence sans doute. Sables noirs, parce que je voulais insister sur le désert, montrer en images les rues fantômes, les anciens kolkhozes, aussi bien les architectures soviétiques, les yourtes,  et le gigantisme des bâtiments officiels comme cette mosquée géante complètement vide.

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« Au Turkménistan, ce sont les silences qu’il faut entendre… » Dés la première scène du livre un chauffeur de Taxi demande à Troubs s’il travaille pour Martin Bouygues. En face de la table, j’ai posé l’enquête de David Garcia publiée dans le Monde diplomatique de ce mois ci (mars 2015) intitulée « Bouygues, le bâtisseur du dictateur »(ici). Le journaliste y poursuit l’enquête qu’il avait publiée en 2006, dans un livre, Le Pays où Bouygues est roi, où il décortiquait les relations entre Martin Bouygues et Saparmourat Niazov, président à vie du Turkménistan. sablesnoirs8L’enquête est notamment étayée par le témoignage d’Aldo Carbonaro, le directeur général de Bouygues Turkmen de 1999 à 2009, extrait de son manuscrit  « Le Baton d’Allah » non édité. David Garcia est un des seuls journalistes à poursuivre les recherches sur le sujet, à titre d’exemple, le dernier article publié sur RFI sur le Turkménistan date de mars 2014, à propos de la dénonciation du sort et de la torture des prisonniers politiques du pays, à l’occasion d’une campagne lancée par une ONG sous le slogan, « Prouvez-nous qu’ils sont vivants. » Les ONG n’ont pas accès au pays, ni Amnesty International, ni la Croix-rouge.  Je tombe également sur une brève en insolite, qui témoigne d’une « nouvelle attraction touristique », (une information traitée par 20 minutes) en réalité la promotion étrange d’une des nombreuses catastrophes écologiques commises pendant la période soviétique, ici un forage de gaz raté, auquel on a mis le feu, il y a quarante ans, et qui continue de brûler, au même titre que l’assèchement de la mer d’Aral qui a servi à irriguer les cultures de coton dans le désert. 

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A Achgabat, « L’arche de la neutralité », toutes les photos sont interdites en dehors des photos officielles

TROUBS : Le travail de David Garcia est très important, car il a permis de mettre à jour les connivences des entreprises et de la diplomatie française avec un des plus grands dictateurs de la Planète. Au moment de l’indépendance en 1991, Niazov, l’enfant du pays, secrétaire du parti à l’époque de l’URSS, se fait élire à 99,5% des voix, et se proclame président à vie. Il développe le culte de la personnalité dans l’esprit de Staline, en faisant ériger le célèbre Tripode (« l’arche de la neutralité ») de 75 mètres de haut, au sommet duquel se dresse sa statue en or massif pivotant selon la course du soleil. «  C’est le soleil qui tourne autour du Turkmenbachi », le guide des Turkmènes.

sables-noirs-tripodeLe Turkménistan est un désert qui possède de grandes réserves en gaz, la classe dirigeante est très riche, mais le reste de la population ( 5 millions) vit de la misère, avec un chômage très élevé ( 50%), même si l’électricité, l’eau et le logement sont quasiment gratuits. Motivées par l’argent du gaz, les relations diplomatiques entre la France et le Turkménistan, ont été initiées en 1992 sous Mitterrand (renouvelées et renforcées ensuite sous Chirac et Sarkozy). En 1994, Martin Bouygues obtient les premiers contrats pour construire les chantiers du dictateur. Lorsque Niazov meurt en 2006, c’est Bouygues qui s’occupe des obsèques. Le Turkménistan se calcule pour Bouygues en milliards de bénéfice. Cynisme et diplomatie, toutes les manœuvres ont été bonnes pour flatter le pouvoir turkmène, comme cette fausse émission organisée avec Patrick Le Lay le directeur de TF1 avec Niazov dans le seul but de rafler un contrat pour la création d’une chaîne officielle de télévision. (ici)

Dans Sables noirs, un épisode relate une soirée organisée par l’ambassade pour réunir tous les ressortissants français. Cette séquence dresse en quelque sorte un tableau de la réalité des expatriés. L’occasion de rencontrer les gens qui travaillent pour Bouygues et les membres de l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe)une des seules représentations internationales dans le pays.

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TROUBS : Ceux qui travaillent chez Bouygues restent entre eux, ils habitent dans des endroits à part, fermés et protégés. Ils ont des chauffeurs et sortent très peu des limites qu’ils s’assignent. Certains sont avec leur famille, d’autres sont célibataires, ils sont là pour travailler. Mais paradoxalement ce sont les contrats commerciaux du Turkménistan qui permettent la présence d’une ambassade, un lien diplomatique, comme un point d’ancrage dans le désert. sablesnoirs11Les gens de l’OSCE sont les seuls à faire le travail d’observation et de veille, ce n’est pas assez. Même s’il est certain que les choses ne vont pas se régler en un jour, peut-être qu’il faudrait réfléchir à obtenir une contrepartie humanitaire et sociale à tous ces bénéfices engrangés par les multinationales au sacrifice d’une population, comme autoriser et financer les ONG sur place. Au Turkménistan, il est plus facile de construire des bâtiments gigantesques en flattant la mégalomanie du pouvoir que d’éditer un recueil de poème.

D’autant que l’article du Monde diplomatique révèle que Vinci vient à son tour de signer des contrats… Le livre sur Prévert ne se fera donc jamais.

TROUBS : J’en doute, même si on ne peut jamais dire jamais. Quand Niazov est mort en 2006, lui succède son ancien ministre de la santé, presque copie conforme, Gourbangouly Berdymoukhamedov, surnommé Berdy. Didier Garcia résume «Aux Français, les batiments de prestige, aux Turcs le terciaire, aux Allemands, les équipements hospitaliers, aux Américains, les centrales électriques ».  Diplomatiquement la concurrence des puissances étrangères maintient le marché, tandis que la politique de « neutralité » du pays aux frontières de l’Ouzbékistan, de l’Iran et de l’Afghanistan est un gage de stabilité très appréciable dans cette région. Si la population est terrorisée car elle ne peut critiquer le régime, elle ne se révolte pas, par crainte ou par absence totale d’esprit critique. De nombreux Turkmènes adhèrent au régime. Très jeunes à l’école, ils ont appris la biographie officielle du Turkmenbachi, le dictateur, un guide spirituel, un orphelin esthétisé par son père combattant en 39-45 et par sa mère et son frère morts dans le tremblement de terre de Achgabat en 1948, qui a fait près de 200 000 morts. Niazov a écrit (ou fait écrire) le Ruhnama, «livre de l’âme», un livre qui l’érige en dieu vivant et qui réécrit l’histoire du Turkmenistan, en lui prêtant les plus grandes inventions de l’humanité.

sablesnoirs6La traduction en langues européennes de cette propagande officielle a d’ailleurs été financée par Bouygues en Français et d’autres sociétés occidentales. Niazov avait autoproclamé le Ruhnama comme le deuxième livre le plus important après le Coran. Il trône dans la bibliothèque officielle. La censure est très efficace, et les chroniqueurs officiels remplacent l’histoire.

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Dans le livre, les non-réponses dans les bulles sont signifiantes. Tu témoignes également du milieu artistique avec qui tu travailles. Comment les artistes réagissent-ils à la censure ?

Il y a de très bons peintres formés dans la tradition soviétique, certains ont été aux beaux-arts de Moscou et quelques uns sont venus en France, comme Gurban de « L’union des Artistes » qui a été particulièrement marqué par la vie des artistes français à Paris, c’est comme ça que l’idée de traduire Prévert est née. Ils ont une très bonne technique mais ils ne peuvent exprimer tous les sujets, surtout pas de politique. En réalité, ils travaillent très peu le dessin, je veux dire qu’en faisant des croquis saisis à vif, je me sentais un peu extraterrestre. Gurban peint à l’image de la culture autorisée qui doit représenter le folklore et le traditionnel. Lors d’un vernissage, j’ai rencontré un jeune peintre talentueux, Vitaly, il avait les cheveux longs ce qui est considéré comme un signe de rébellion, il s’exprime autrement en peignant des fleurs ou des recherches abstraites.

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La résistance est à la mesure de la garantie de son intégrité physique. En quoi un recueil de Prévert est-il subversif pour le pouvoir en place ?

sablesnoirs3Ça peut peut-être paraître anodin, mais ça ne l’est pas. On peut échapper à la censure en peignant des fleurs, la littérature est plus problématique. Parvenir à publier des livres au Turkménistan serait sans doute une plus grande victoire qu’un changement de régime. La conférence d’Olivier Rolin à Achgabat que j’évoque  dans le livre, où il venait présenter son livre « Bakou, derniers jours », sur son séjour en Azerbaïdjan, un pays voisin,  résume bien la problématique. Pour les pouvoirs politiques, économiques et religieux qu’ils soient turkmènes ou occidentaux, certains livres doivent disparaître ou ne pas exister pour privilégier la diplomatie. Le livre de Prévert en est l’exemple concret et je raconte comment l’ambassadeur de France a jugé le projet indésirable. sablesnoirs4L’écriture de Prévert, populaire et directe à la manière d’un Brassens par exemple, touche une corde sensible. Les poèmes du recueil ont été choisis au cours d’ateliers cordonnées par Noémie Larrouilh que je remercie explicitement au début du livre. Noémie était la directrice de Centre culturel d’Achgabat. Ces ateliers auxquels ont participé des étudiants turkmènes qui étudient le français, permettent la libération de la parole et surtout celle des femmes plus nombreuses aux séances, dont la condition est particulièrement difficile dans le pays. Une participante avait choisi le poème « La lessive » un poème qui parle d’inceste et d’avortement, un sujet sur lequel elle avait envie de témoigner. Cette femme, comme la concierge divorcée que j’avais eu l’occasion de rencontrer dans l’hôtel de Dachoguz, comme la chauffeuse de taxi à qui j’avais parlé au hasard, sont des personnalités courageuses, des voix que j’exprime dans ce livre. La frustration est de ne pouvoir le faire où elles habitent.

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Avec Troubs, j’ai passé un très bon moment, nous avons trinqué à la santé de la terre. Car malgré le malaise qu’on ressent devant un pays comme le Turkmenistan, où rien n’évolue depuis vingt ans, reste l’humour qui permet de rire humainement de l’absurdité du monde. Si le dessinateur aimerait retourner à Achgabat,  pour l’instant, le vent de l’archipel des Tuamotu le rappelle à la Polynésie française, une expérience qu’il a déjà racontée dans un autre album réalisé avec son acolyte dessinateur et voyageur, Benjamin Flao. Un superbe voyage qui plonge dans la vie des îles. Va’a, Une toute autre histoire.

Propos recueillis par Lucie Servin

Sables Noirs, Troubs, Futuropolis, 112 pages, 18 euros

Présentation sur le site de l’éditeur

Site de l’auteur

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« La lessive », poème de Jacques Prévert, extrait de « Paroles »

Oh la terrible et surprenante odeur de viande qui meurt

c’est l’été et pourtant les feuilles des arbres du jardin

tombent et crèvent comme si c’était l’automne…

cette odeur vient du pavillon

où demeure monsieur Edmond

chef de famille

chef de bureau

c’est le jour de la lessive

et c’est l’odeur de la famille

et le chef de famille

chef de bureau

dans son pavillon de chef-lieu de canton

va et vient autour du baquet familial

et répète sa formule favorite

Il faut laver son linge sale en famille

et toute la famille glousse d’horreur

de honte

frémit et brosse et frotte et brosse

le chat voudrait bien s’en aller

tout cela lui lève le cœur

le cœur du petit chat de la maison

mais la porte est cadenassée

alors le pauvre petit chat dégueule

le pauvre petit morceau de cœur

que la veille il avait mangé

de vieux portefeuilles flottent dans l’eau du baquet

et puis des scapulaires… des suspensoirs…

des bonnets de nuit… des bonnets de police…

des polices d’assurance… des livres de comptes…

des lettres d’amour où il est question d’argent

des lettres anonymes où il est question d’amour

une rosette de la légion d’honneur

de vieux morceaux de coton à oreille

des rubans

une soutane

un caleçon de vaudeville

une robe de mariée

une feuille de vigne

une blouse d’infirmière

un corset d’officier de hussards

des langes

une culotte de plâtre

une culotte de peau…

soudain de longs sanglots

et le petit chat met ses pattes sur ses oreilles

pour ne pas entendre ce bruit

parce qu’il aime la fille

et que c’est elle qui crie

c’est à elle qu’on en voulait

c’est la jeune fille de la maison

elle est nue… elle crie… elle pleure…

et d’un coup de brosse à chiendent sur la tête

le père la rappelle à la raison

elle a une tache

la jeune fille de la maison

et toute la famille la plonge

et la replonge

elle saigne

elle hurle

mais elle ne veut pas dire le nom…

et le père hurle aussi

Que tout ceci ne sorte pas d’ici

Que tout ceci reste entre nous

dit la mère

et les fils les cousins les moustiques

crient aussi

et le perroquet sur son perchoir

répète aussi

Que tout ceci ne sorte pas d’ici

honneur de la famille

honneur du père

honneur du fils

honneur du perroquet Saint-Esprit

elle est enceinte la jeune fille de la maison

il ne faut pas que le nouveau-né

sorte d’ici

on ne connaît pas le nom du père

au nom du père et du fils

au nom du perroquet déjà nommé Saint-Esprit

Que tout ceci ne sorte pas d’ici…

avec sur le visage une expression surnaturelle

la vieille grand-mère assise sur le rebord du baquet

tresse une couronne d’immortelles artificielles

pour l’enfant naturel…

et la fille est piétinée

la famille pieds nus

piétine piétine et piétine

c’est la vendange de la famille

la vendange de l’honneur

la jeune fille de la maison crève

dans le fond…

à la surface

des globules de savon éclatent

des globules blancs

globules blêmes

couleur d’enfant de Marie…