Variation contemporaine sur L’Île au trésor

Variation contemporaine sur L’Île au trésor

CouvtresorSylvain Venayre et Jean-Philippe Stassen transposent le chef d’oeuvre de R.L. Stevenson dans une banlieue actuelle. Une critique sociale qui rend hommage à la profondeur de la fable noire imaginée en 1881 par le célèbre écrivain écossais.

Changement de temps et d’époque, les pirates ne voguent plus sur les mers du sud poursuivis par les corsaires au service des puissances coloniales, à la recherche de trésors enfouis ou d’îles désertes pour se cacher. Le chef d’oeuvre de Stevenson reprend la tradition des romans d’aventure. En offrant une échappatoire au personnage de Long John Silver, L’Île au trésor avait déjà cette particularité de mettre un bémol au triomphe du bien. Un miroir réaliste sur la fable angélique qui régissait les codes du genre de l’époque, conférant à ce récit sa force intemporelle.

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Maître de conférences en histoire contemporaine à la Sorbonne, Sylvain Venayre avait soutenu sa thèse sur le désir d’aventure au tournant des XIXe et XXe siècles. Il s’associe au dessin de Jean-Philippe Stassen avec qui il avait déjà réalisé en 2006 l’adaptation d’un autre roman d’aventure, Coeur des Ténèbres de Joseph Conrad. Changement de décor pour cette nouvelle adaptation : dans le quartier populaire d’une banlieue contemporaine, un chantier forme un îlot temporaire entouré de hautes palissades et surveillé par des vigiles de la société Silex, une allusion ingénieuse à la traduction du mot Flint.

Fermé pour restructuration, le chantier sert de théâtre à cette intrigue nouée depuis la trame romanesque de Stevenson. Plongée dans un univers sombre et actuel, L’Île au trésor parle de corruption, d’argent sale, de tractations politico-immobilières obscures, de mutinerie et de trahison. Si les lieux et les personnages changent, la distribution des rôles reste identique et respecte les articulations des principaux temps forts du roman. Loin du Devon et de l’auberge de “l’Amiral Bembow”, dans un petit hôtel qui jouxte le chantier, “Au fils d’Etienne”, Billy Jones et son coffre deviennent Guillaume Desnos et son étui à violon, tandis que la carte au trésor est réduite à une simple note désignant l’emplacement d’un coffre contenant 200 000 euros dans un des lotissements menacés par la démolition. En quittant la poésie et le romanesque de la grande aventure, cette transposition rompt avec l’imaginaire codifié de Stevenson et offre du même coup un thriller réaliste noir teinté d’une chronique sociale critique et actuelle.

 

Jim Hawkins est remplacé par Jacquot, une fillette noire de 12 ans. Les auteurs ont pris du plaisir à mélanger les sexes et les origines pour retranscrire l’aventure dans la réalité du XXIe siècle. Sublimés par l’esthétique du dessinateur de Deogratias et du Bar du vieux français, l’expressivité des personnages, la force des contours et le style naïf des cases proposent une mise en scène graphique très efficace.

Un roman initiatique

Alors qu’arrive petit Jean Dargent avec sa jambe de bois, une expédition réunissant les habitants du quartier est organisée pour trouver le trésor. Le jeu des métaphores est la clé de cette histoire qui distille avec brio les ingrédients de Stevenson et, en particulier, la mise en scène de la frontière entre bien et mal. L’Île au trésor est un lieu d’affrontement qui n’a rien d’un endroit paradisiaque, où se déroule une histoire violente, sanglante et meurtrière. Dans les deux cas, le jeune héros, éculé, est contraint de tuer. Ce meurtre fondateur symbolise le passage de l’enfance à l’âge adulte. Jacquot et Jim arrivent au bout de leur initiation en quittant la naïveté et l’innocence de l’enfance par la prise de conscience de la cruauté de l’existence. Jean Dargent ou Long John Silver offre-t-il ainsi un si mauvais exemple ?

Lucie Servin

L’Île au trésor, S. et J.P. Stassen, Futuropolis, 96 pages, 17 euros.

 

PRATT ET STEVENSON

L.10EBBN001173.N001_IleTRESOR_BOX_FRLorsque Robert Louis Stevenson s’installe à la fin de sa vie dans un village des îles polynésiennes de Samoa, les indigènes le surnomment Tusitala, “le conteur d’histoire”. L’Île au Trésor a connu de très nombreuses adaptations plus ou moins fidèles, plus ou moins réussies. Passionné par tous les récits d’aventure, Hugo Pratt s’inspire en piochant ses références à la fois dans le cinéma, l’histoire et la littérature. Stevenson est pour lui plus qu’un modèle, un maître. Il publie une version de l’Île au Trésor, en Italie, en 1965 et une version de Enlevé ! (Kidnapped !) en 1967. Reprenant les mécanismes et l’esthétique de l’“adventura”, littéralement “ce qui doit arriver”, l’auteur de La Ballade de la mer salée et des aventures de Corto Maltese transpose dans ces récits ce sens de l’aventure au point de s’imposer en maître. Admirateur de Jack London ou de Joseph Conrad, son attachement à Robert Louis Stevenson se traduit par le goût pour l’ambiguïté fondamentale entre le bien et le mal. Son admiration se nourrit également de la vie de l’écrivain écossais né dans une famille de constructeurs de phares et de son combat héroïque contre la maladie.

L’Île au Trésor suivi de Enlevé ! adapté de Robert Louis Stevenson, Hugo Pratt, Casterman, 175 pages, 29 euros.