A l'école de l'animation, les frères Brizzi rationalisent les délires surréalistes de Boris Vian

A l’école de l’animation, les frères Brizzi rationalisent les délires surréalistes de Boris Vian

couve_automne_a_pekin_webPublié une première fois en 1947, L’Automne à Pékin est le plus long des romans de Boris Vian, et peut-être le moins connu. Conçu dans une forme radicalement surréaliste ou plutôt pataphysique, Il se lit comme un jeu d’écriture, et rejoint les exercices de style de Queneau, fondateur de l’Oulipo, paru la même année. Une foule de personnages se retrouve dans le désert d’Exopotomie, les uns pour creuser dans le sable à la recherche de vestiges archéologiques, les autres pour construire une voie de chemin de fer. C’est pourtant cette narration poétique loufoque que les frères Brizzi, ont décidé d’adapter en BD. A 65 ans, après un premier album, La Cavale du Docteur Destouches, à partir de la vie de Céline, sur un scénario de l’acteur et réalisateur Christophe Malavoy en 2015, les jumeaux Paul et Gaétan ont pour l’essentiel réalisé leur carrière dans le film d’animation. Gaétan nous répond.

-> L’Automne à Pékin d’après le roman de Boris Vian, Gaëtan et Paul Brizzi, édition Futuropolis, 120 pages, 21 €

Pourquoi avoir choisi l’Automne à Pékin ?
Gaétan Brizzi : Le patrimoine littéraire est une mine. Paul et moi aimons les univers fantastiques mystérieux, les ambiances troubles ou inquiétantes. Depuis l’adolescence, nous sommes de grands amateurs de l’œuvre de Vian. Au-delà des histoires, il y a une sorte d’écriture automatique qui nous emmène dans ses délires avec cet humour iconoclaste et ravageur auquel nous sommes particulièrement sensibles, car dans le style de Vian tout nous excite artistiquement : la légèreté, les situations incongrues, les personnages truculents de même que la dimension érotique totalement assumée sont un régal pour nos crayons. La couleur s’imposait, ne serait-ce que pour traduire cet esprit et répondre à toutes les indications colorées dont le livre est truffé. Nous avons ainsi travaillé à l’aquarelle, à l’inverse du travail réalisé sur Céline, dans La Cavale du docteur Destouches, pour lequel le crayonné expressionniste en noir et blanc correspondait mieux. Pourtant au-delà de la légèreté on retrouve aussi une noirceur vianesque qui nous plait beaucoup. L’Automne à Pékin est mon préféré de ses romans. Nous avons hésité avec l’Ecume des jours, dont la fin m’évoque toujours l’île des morts, le fabuleux tableau d’Arnold Böcklin, mais d’une part l’histoire est plus triste, et d’autre part, après l’adaptation cinéma, nous cherchions de l’inédit. En réalité, nous avions ce projet depuis longtemps, et nous souhaitions en faire un film. C’est pourquoi nous étions déjà en relation avec les ayant droits, soucieux de respecter l’esprit de l’écrivain. Patrick le fils de Vian préface notre livre. Adapter un auteur qu’on estime, c’est aussi lui rendre hommage, et Vian habite nos cases. Si le roman se passe pour la majeure partie dans un désert, au début, Pékin est très clairement le Paris des années 50-60 avec Le Club, le Tabou à Saint-Germain des prés, que l’on a tenu à faire figurer.

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Avec votre expérience dans l’animation, avez-vous travaillé comme pour un film ?
Gaétan Brizzi : Nous avons l’habitude de travailler sur des story-boards et assez naturellement nous avons décliné notre pratique en bande dessinée. Nous avons donc commencé par écrire le scénario complet, puis à quatre mains, nous réalisons les planches avec chacun son rôle. Je suis plutôt spécialisé dans les décors, les ombres et les éclairages, tandis que Paul crée et dessine les personnages. Il a ce talent de leur donner l’expression juste et la gestuelle qui conviennent à leur personnalité de sorte qu’ils ont bien la tête de ce qu’ils disent. Cependant, si nous avions fait un dessin animé, les choix narratifs n’auraient peut-être pas été les mêmes. On aurait ainsi peut-être gardé un peu plus du prologue autour du bus 975 qui emmène l’employé de bureau à la Kafka Amadis Dudu, en Exopotamie.

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Quand on lit ça, on croit être devant un Tex Avery, mais pour la bd, on a préféré mettre de côté le coté trop burlesque pour condenser l’épisode autour du glissement vers l’étrange . Car adapter Vian, c’est s’attaquer à une littérature très particulière un texte-jeu, ce qui engage une transposition plutôt en complicité d’esprit qu’en suivi littéral. C’est pourquoi à la fin du livre on reproduit ce paragraphe original qui conclut le livre et légitime toutes les réécritures et interprétations par cette phrase célèbre, « Il est inutile de tenter de le décrire, car on peut concevoir n’importe quelle solution ». Il y a un côté déroutant dans la narration de Vian, un vrai maître des décrochages narratifs, des ruptures incohérentes et décalées. Dans l’Automne à Pekin, on est frappé par le degré de surréalisme. D’un autre côté, nous avons été conditionnés par notre expérience en travaillant pour les grands studios américains particulièrement hostiles à toute ambiguïté scénaristique, au second degré. Au cinéma, il ne fallait surtout pas perdre le public, le décontenancer. Par contre La bande dessinée nous permet de retrouver une plus grande liberté scénaristique que Vian incarne radicalement, et en même temps, même si nous voulions conserver l’aspect surréaliste du récit il nous a fallu rechercher un juste équilibre; il nous a semblé qu’il fallait réinjecter dans notre propre histoire une logique narrative, qui permette au lecteur de s’identifier au personnage et de suivre le fil d’une intrigue. Une intrigue que Vian s’amuse au contraire dans son écriture, à malmener. On a donc sans aucun doute amené plus de rationnel dans l’histoire, tout en mettant en exergue ce qui nous semblait relever typiquement du génie littéraire de Vian; des dialogues savoureux et des situations absurdes ou loufoques, comme l’épisode de la chaise qui se fait soigner.

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Vous avez également gommé des personnages, réinventé et moralisé certains caractères.
Gaétan Brizzi : Il y a dans le livre un tel foisonnement de personnages, que nous avons dû faire un tri tout en gardant la truculence qui en fait toute la saveur. Vian procède en construisant des personnages autour de clichés, qu’il prend à contrepied. On retrouve dans le curé Petitjean, un cliché anticlérical tout sauf orthodoxe, dans l’archéologue, le cliché du flegme britannique. On a également deux jolies filles, Rochelle une dactylo façon Marylin Monroe pas très maline mais craquante, et Cuivre une autre rousse intelligente et voluptueuse, Angel un grand brun ténébreux et timide et son meilleur copain, Anne, un blond costaud et séducteur, un médecin fou, un gérant d’hôtel italien et l’odieux amatis Dudu, et d’autres encore Ça fait déjà une foule de personnages en quête d’auteur à la Pirandello, qui se rencontrent en plein désert pour perdre le contrôle d’eux-mêmes. Il fallait s’en servir certes mais en écartant certains clichés dérangeants aujourd’hui comme le sexisme et l’homophobie par exemple. Par ailleurs, Vian prend un malin plaisir à maltraiter ses personnages, et alors qu’il avait fait d’Angel un personnage attachant, il le transforme en lâche et en assassin à la fin. Ce dénouement nous gênait, et on s’est permis une légère entorse à ce moment de l’histoire comme tout le monde meurt sauf lui, le curé et Cuivre… On ne voulait pas que l’un de nos héros se soit transformé en meurtrier, même si ça sonne un peu moralisateur.

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Graphiquement, vous avez inséré un passage en noir et blanc, assez mystique, qui renvoie à un phénomène que Vian évoque entre les lignes, en parlant d’un « soleil à bandes noires »
Gaétan Brizzi : C’est un phénomène évoqué dans le livre, un rayon noir qui frappe le désert, et à un moment Angel rentre dedans. Pourtant Vian nous laisse dans le flou sans rien dire de ce qui s’y passe, et nous avons tout de suite sauté dans la brèche, pour donner notre propre interpretation de cette zone symbolique, qui plonge dans la dimension métaphysique ou pataphysique de l’œuvre. Plus que la mort, cette zone noire était pour nous une métaphore de l’oubli, du refoulement qu’on a tenu à représenter, en noir et blanc, dans un style plus expressionniste par opposition à réalité du désert à l’idée que toute violation de celui-ci serait frappée de malédiction.

Propos recueillis par Lucie servin

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vian et la pataphysique