Davide Reviati exorcise l'intolérance

Davide Reviati exorcise l’intolérance

reviaticrache3FSix ans après le remarqué Etat de Veille publié en 2011 chez Casterman, Davide Reviati revient avec Crache trois fois, un somme graphique magistrale en noir et blanc, qui brosse un portrait réaliste de la jeunesse italienne en miroir de la condition des Roms, conjuguant la force symbolique d’un conte et le réalisme d’un roman d’apprentissage

« Crache trois fois » Ainsi fait-on pour conjurer un sort ou éloigner le mauvais œil,  selon une superstition ancienne dans une tradition antique commune aux gitans et à toute la méditerranée. Sur plus de 550 pages, Davide Reviati compile cinq ans de travail sublimés par son trait noir, dans une incantation graphique en douze chants, pour exorciser la malédiction de ceux qui grandissent, comme Guido, dans l’apprentissage du racisme et de l’intolérance. « Il était un matin blanc sans envies ni pensées, il était une fois. Une seule fois » En prélude, un enfant chevauche une panthère noire, peut-être Dionysos, le dieu de la mort et du renouveau, qui s’enfonce dans l’eau comme le soleil dans la nuit,  dompteur de la violence animale, pour renaître à l’aube. Aspirée par le tunnel symbolique, l’allégorie prolonge son mystère dans un rêve où le jeune Guido avale un coup de poing de Grisou, son ami d’enfance, le dragon incendiaire, pour se libérer d’un bad trip en vomissant des oiseaux.

c3FTSa mère en colère ramène à la réalité l’adolescent qui vient d’échouer au bac et fuit son lycée en fumant des joints et en buvant de la bière avec ses copains. Une bande qu’il n’a pourtant pas plus choisie que sa vie bornée dans l’horizon étroit de ce village provincial où tout le monde se connaît. La somme de ce récit polyphonique explore tous les degrés de conscience pour dresser avec justesse le portrait social d’une jeunesse qui forge son identité communautaire, au miroir de ceux qu’elle rejette : les gitans, cette famille installée en marge du village.

c3Fopains

Le dessin libre, les pleines pages muettes, et les planches bien découpées, superposent les registres narratifs pour dire et montrer le jeu complexe de la fabrication des souvenirs. Un louvoiement virtuose tissé dans l’ordinaire et le fantastique, le mensonge et la vérité, depuis l’enfance où Guido petit garçon projetait le fantôme de son père en rêvant de western et jouait aux archéologues dans « le champ des miracles ». A cette époque, avec ses amis, il chassait déjà  Loretta, la tsigane, gamine sauvage aux yeux de vieille, érigeant ainsi la frontière inculquée très tôt, qui sépare le eux et le nous,  les Gadjé et les Sinté, les sédentaires et les nomades, les hommes et les loups.

C3FlorettaPlus tard, les deux mondes s’épient et s’affrontent au bar. A l’église, la matrone tsigane explique pourtant que sa famille s’est installée en Italie parce qu’ « ici les gens croient en Dieu ». Le tatouage sur son bras témoigne de son internement pendant la seconde guerre mondiale en mémoire du génocide oublié. « Quelle histoire ? Nous n’en avons pas, L’histoire c’est vous qui la faites, c’est vous qui l’écrivez ». Tout en subtilité, Davide Reviati évite l’écueil du sentimentalisme et des simplifications clichés, éclairant son récit d’anecdotes et d’histoires insérées, comme celle, en appendice final, du destin tragique de Papusza, la poétesse tsigane ostracisée par tous et par les siens pour avoir osé bâtir un pont entre les communautés. Un hommage poignant à ces femmes maudites, comme Loretta, sacrifiées dans le miroir des regards assassins, du rejet de l’autre et du repli sur soi. Crache trois fois pour en finir avec le racisme ordinaire et comme Guido reprendre sa vie en main.

Lucie Servin

Crache trois fois, Davide Reviati, Traduit de l’italien par Silvina Pratt, éditions Ici même, 560 pages, 34 euros

-> Un article publié dans les Cahiers de la BD n°1