Portraits de solitudes rapprochées

Portraits de solitudes rapprochées

courtes distances couvDans Courtes distances, au gré de va-et-vient dans une morne banlieue, le dessinateur britannique, Joff Winterhart joue sur les détails tout en subtilité et en observation pour donner du relief aux solitudes les plus ordinaires. Son ironie bienveillante porte sur l’humanité un regard attendri servi par un talent de portraitiste virtuose.

Courtes distances,  Joff Winterhart, éd. Ça et là,  128 pages, 24 euros

Cheveux ébouriffés, œil triste et paupière tombante, Sam est un grand échalas de 27 ans mal dans ses baskets. Tout juste sorti de l’hôpital, il retourne chez sa mère se remettre de sa dépression avec sa vie sous le bras dans une enveloppe de papier bulle. Dans la lignée de son premier roman graphique, L’Eté des Bagnold ( 2013 ) où Joff WInterhart décrivait les rapports d’un ado obligé de passer toutes les grandes vacances avec sa mère, l’auteur britannique creuse encore la thématique du fossé générationnel et du père absent. A la différence toutefois que la mère de Sam est plus distante, éloignée de la maison par son amant, alors que son fils convalescent se retrouve dans les bras de ce Keith qui aimerait bien jouer les papas, persuadé d’être le candidat idéal. Loin de ces considérations, quand Sam débarque, il aspire juste à repartir à zéro. Après avoir collectionné les échecs, il revoit ses ambitions à la baisse et se résigne à chercher un petit boulot alimentaire pour fuir les « réflexions teintées de regret » et les « projections craintives » selon les formules en usage chez les psy. Sans consistance, aussi mou que sa poignée de main, il voudrait disparaitre, retrouver son insouciance d’enfant et ses jeux vidéo. Sur le parking du supermarché, la proposition de Keith Nutt semble tombée du ciel. Il cherche un apprenti, lui dit sa mère01. La carte de visite indique « distribution et livraison ». Une aubaine.  Seulement une fois à bord de l’Audi A 4, en compagnie de ce patron bourru, Sam ne comprend pas pourquoi il a été embauché. Ensemble, ils font la tournée des entreprises. Sam attend dans la voiture ou à l’entrée des préfabriqués, quand Keith fait signer ses papiers. Les décors s’estompent dans le huis clos de cette comédie mélancolique qui se joue entre ces deux êtres que tout oppose, « l’homme en forme de boule  et le garçon fin comme du papier ». Car Sam est surtout payé à écouter Keith débiter ses souvenirs et ses certitudes sur la vie. Ses responsabilités se limitent à s’occuper de la chienne Cléo, un épagneul nain avec qui ça ne fonctionne pas mieux qu’avec le maître.

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Entre un phare cassé et une crise d’eczéma, la rupture est consommée. Reste au-delà de l’incompréhension et de l’incompatibilité flagrante, la solitude en partage et une relation qui se construit malgré tout, au-delà de cette distance symbolique, à travers la cohabitation forcée dans l’habitacle entre le sexagénaire donneur de leçon et le jeune homme à fleur de peau. Peu à peu, au fil des pages, sonne la musicalité d’un train train avec  les friands du midi, les remarques salaces de la boulangère, Kenny, l’idiot du village, les pauses clope avec Val, la réceptionniste sympa, le doigt paternaliste et inquisiteur de Keith. Dans cette petite ville morne, tout le monde se connaît et se retrouve lors de la réunion rôtisserie bimensuelle et les si prévisibles anniversaires surprises. Les portraits martelés dans les cases fixent un regard, une pose, un plan raccord sur une main ou le trou d’une narine, télescopés par la perception et les projections mentales de Sam qui raconte. Avec un sens aigu de l’observation, Joff Winterhart nourrit le réalisme d’effets de juxtapositions et  de répétitions.

courtes distances doigt paternalisteDans cette esthétique douce-amère, teintée d’un humour tendre, traitée avec une empathie sincère au bleu triste rehaussé de brun, les dialogues donnent subtilement la réplique à l’image comme dans cette conversation entre Sam et sa mère détournée par un mur repeint en blanc. C’est toute la poésie d’une feuille morte attrapée au vol quand Sam raccroche au fil des saisons. Au jeu du pathétique inversé, alors que Keith révèle sa part désespérante et désespérée, Sam trouve le chemin de la guérison dans l’affirmation de ce qu’il aime :  un vieux panneau peint à la main qui s’écaille ou une amie qui ne l’a pas oublié. A force de se complaire dans l’absurdité en lisant les principes de sagesse new-age sur les étiquettes des infusions de sa mère, la chance sourit au détour d’un sms inattendu, comme tombé d’une branche, offrant à ce grand dadais lunaire, à défaut de sens, un nouveau départ dans la vie.

Lucie Servin