Entretien de Lucas Nine à propos de Borges en Inspecteur de volailles

Entretien de Lucas Nine à propos de Borges en Inspecteur de volailles

borgèsEn 1946, Jorge Luis Borges se fait licencier de son poste de bibliothécaire de Buenos Aires, pour être nommé « inspecteur de volailles et de lapins » par le gouvernement péroniste en représailles de ses positions politiques. Si l’écrivain refuse le poste, Lucas Nine profite de l’anecdote pour imaginer une uchronie délirante, dans une narration pastiche qui mixe le style de Borges à celui de Chandler. S’il est difficile d’imaginer Borges affublé d’un imperméable et d’un chapeau à la Humphrey Bogart, propulsé dans une intrigue et une esthétique de roman noir, pour délivrer la femme de sa vie hypnotisée par les yeux terrifiants d’un homme-hibou protégé par une armée d’épouvantails, le résultat est époustouflant. Une comédie grotesque servie par le trait virtuose de Lucas Nine, qui projette de l’autre côté du miroir un double du célèbre écrivain encore inexploré, une sorte d’anti-borges, prétexte pour parodier le récit d’aventure dans un sublime hommage à l’Argentine, à Alberto Breccia et au cinéma noir des années 1940-50. 

-> Jose Luis Borges, inspecteur de volailles, Lucas Nine, Les Réveurs, 168 pages, 25 euros

Comment avez-vous eu l’idée d’écrire cette uchronie? C’est un récit assez différent de Thé de noix, votre précédent album. Pourquoi avons-nous ces deux premiers récits courts en introduction sur deux pages avant de rentrer dans le vif du sujet avec le récit « l’Opération épouvantail » ?

Chaque livre que je fais est ou rend compte d’une expérience. Dans Thé de Noix, les images étaient le moteur de l’histoire, le texte venait après, comme un sort jeté par l’illustration. Dans Borges c’est l’inverse. Je suis parti d’un jeu de mots, de l’équivoque entre «L’inspecteur des oiseaux » à partir de l’anecdote historique et l’inspecteur de police, l’archétype de la figure du «polar». Cet inspecteur est naturellement un dur, un gars qui connait la rue, qui s’y sent à l’aise ; tout le contraire de l’écrivain Borges. Ce contraste m’a tout de suite intéressé. Pourtant, au début, je ne savais pas vraiment où j’allais. A l’origine, j’ai publié mes planches dans le magazine Fierro. Le rythme de parution régulier m’a dicté les deux premières séquences en deux planches indépendantes et auto-conclusives, où prévaut cette tonalité pastiche à la Raymond Chandler. J’aurais pu exploiter indéfiniment cette mécanique, mais je préférais rendre au protagoniste un caractère borgésien plus idiosyncratique et lui donner plus de liberté, en me laissant aller à cette porte ouverte. Toutefois, j’ai gardé ces deux histoires en introduction parce qu’il me semblait important que le lecteur ait une vue d’ensemble, qu’il saisisse l’idée générale et qu’il puisse percevoir ce changement de cap et les engrenages en action. En un mot, il ne faut pas oublier que j’ai d’abord conçu cette histoire comme un feuilleton : un certain chaos est inévitable.

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Qu’est que Borgès représente pour vous ? En Argentine c’est une figure nationale, symbole de la ville de Buenos Aires, une institution antipéroniste ? Comment voyez-vous le personnage? Vous citez L’Aleph et pastichez les thèmes classiques des labyrinthes et des miroirs ?

La figure de Borges superpose des lectures multiples. D’un point de vue européen, on retient souvent ses labyrinthes et ses miroirs, un certain jeu avec l’infini, la conscience de soi d’une littérature qui préfigure le postmodernisme ; s’il y a certaines critiques de ses positions politiques, on excuse rapidement son vague racisme antidémocratique, en accusant la sénilité.  Après tout, le pauvre homme n’était-il pas aveugle ? Vu d’Argentine, c’est différent. Pour nous, Borges incarne le conflit jamais résolu de l’identité nationale, cette confrontation entre la culture de l’élite qu’il représentait et la culture populaire résumée et cristallisée dans le péronisme. C’est un combat où les antagonistes (à commencer par Borges lui-même) jouent des rôles très clairs et définis, avec peu de nuances. Or c’est quand cette catégorisation se fissure que ça devient intéressant, parce que Borges était peut-être européanisant, mais en même temps il utilisait les références européennes pour les modifier: en les falsifiant, en inventant des citations, en s’en moquant. (D’ailleurs il voyait en général toutes les autres cultures non-européeenes à travers l’image qu’en donnait l’Europe) En même temps, il savait pertinemment combien le contexte modifie le sens : dans un essai sur les traductions des « Mille et Une Nuits », il s’amuse à noter comment les différentes versions françaises, anglaises ou allemandes, en voulant restaurer l’exotisme de l’original Arabe, ne réussissent qu’à projeter leur propre identité nationale … Or Borges ne se prive pas dans son pays d’incarner cette identité, d’«exotiser» les références européennes en quelque sorte, en se livrant au même jeu qu’il sait reconnaître chez les autres. En cela, en tant qu’écrivain latino-américain, il s’attribue une autorité sur le plan culturel de la même manière que le péronisme l’a fait sur le plan politique et il s’autorise des licences auxquelles aucun écrivain latino-américain respectueux des canons institutionnels (comme García Márquez, par exemple) n’a jamais osé prétendre. Il n’est pas étonnant qu’il n’ait jamais reçu le prix Nobel. Borges racontait qu’un groupe d’écrivains mexicains lui avait proposé de présider une institution similaire au Nobel pour récompenser les auteurs latino-américains. Il déclina l’offre, car pour lui le sens d’une telle institution aurait été de donner le prix tous les ans à un Suédois, comme une malédiction.

J’ai utilisé dans ma bande dessinée de nombreuses références à l’œuvre de Borges (l’Aleph en est un), mais je voulais surtout que le pastiche soit le moins conscient ou évident possible.  Néanmoins toute mon histoire est déjà implicitement contenue dans sa nouvelle « Le Sud », où l’écrivain imagine son propre alter ego  lors d’une bagarre accepter le couteau d’un gaucho, sachant que ce choix ultime le définira une bonne fois pour toutes. Si le vrai Borges s’autorisait des incarnations qui n’étaient pas les siennes (du moins en littérature), mon Borges en BD peut très bien aller enquêter dans les poulaillers. Mais cela implique d’accepter une nouvelle logique, de passer de l’autre côté, de se demander, et alors, qu’est-ce qui en découle ?

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Souvent les livres de Borges se répondent et contiennent plusieurs livres, un procédé de mise-en-abyme propre à la bande dessinée. En imaginant une bande dessinée sur Borges était-ce une revanche sur sa littérature ? Quelles sont vos influences littéraires ?

Borges fut le premier à entrevoir les possibilités de son personnage. Toutes ses histoires pourraient être lues comme des chapitres d’un long roman dont il serait lui-même le personnage principal. C’est pourquoi sa voix de narrateur est fondamentale. J’ai construit tout le livre sur ce ton Borgésien. D’un autre côté, l’idée de faire de l’écrivain de la grande littérature un héros de BD, a quelque chose d’une revanche et implique une dégradation similaire à celle de le nommer inspecteur des oiseaux. Mais mon Borges sait profiter des coups du sort. Il reste optimiste, malgré tout; avec une ironie candide d’écolier. Il aime son imperméable et ton son nouvel attirail. Ma bande dessinée est consciente de la supercherie exactement comme la littérature de Borges a conscience d’être un artifice. Et tout cet artifice est le thème du livre … D’ailleurs, il ne faut pas nécessairement connaître la littérature argentine pour aborder cet album, toutes les références jouent un rôle facilement déductible pour le lecteur non-argentin, même si assister àla manipulation de toutes ces figures littéraires majeures dans une BD peut perturber. Dans « Le Portrait de Dorian Gray », Oscar Wilde fait allusion sans le nommer à un livre « dépravé », tombé entre les mains du protagoniste. Il s’agit d’ « À rebours » de J.K. Huysmans. Pourtant réduire ce livre complexe, d’une ironie acide et subtile, pour en faire le déclencheur d’une fable moralisatrice, littérale et un peu débile, est très perturbant. C’est comme si Wilde n’avait rien compris à ce livre et avait tout pris au pied de la lettre. Prendre l’écriture de Borges au pied de la lettre, de manière à la rendre stupide, c’était un peu mon plan.

Ensuite en ce qui concerne mes autres inspirations littéraires, elles sont si nombreuses qu’elles ne pourraient se résumer à une liste. Mon Borges est un papier tue-mouches où tout reste collé, peu importe d’où ça provient. Rodolfo Sciamarella, un auteur de chansons populaires et de jingles publicitaires se mélange avec Conrad et son Cœur des ténèbres… Dans ce sens le livre fonctionne un peu comme un collage pop, à la Bouvard et Pécuchet. Mais, malgré tout, s’il ne fallait citer qu’une référence, je mentionnerai le livre de Leopold Marechal, Adán Buenosayres.

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Vous revenez d’un voyage en France, où Borges a été adopté comme écrivain, mais dont on ignore tout ou presque de son contexte historique et politique. Comment votre live a-t-il été reçu ?

C’est un point crucial. Car le livre s’appuie largement sur un contexte qui est tenu pour acquis. Cet écart entre ce que Borges fait ou dit et ce que le lecteur sait (et sait toujours un peu plus que Borges) est très important. Mais le contexte argentin diffère du français, et c’est pourquoi certains éditeurs ont trouvé le livre « trop argentin » et ont directement considéré que le « lecteur français » ne comprendrait pas ce genre d’humour. Heureusement, le lecteur français ne semble pas être réductible en ces termes, ou est plus complexe qu’on  ne le penserait. S’il est encore trop tôt pour dire comment le livre sera reçu, les premières critiques que j’ai lues me font penser que l’ idiosyncrasie de Borges est parfaitement compréhensible en France, peut-être parce que l’univers n’est pas si lointain et que le lecteur a aussi la possibilité de déduire le contexte du livre lui-même ou des éléments fournis en annexe ( notes, préface…). Après tout, un éditeur italien ne se demandera pas si ses lecteurs peuvent comprendre le dilemme moral de Sam Spade : il suffit de lire quelques pages des livres de Hammett; de la même manière que nous pouvons discerner les codes éthiques des Trois Mousquetaires sans connaître l’histoire de France. En ce sens, je procède comme les auteurs nord-américains, qui supposent que tout le monde sait où est le Minnesota.

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A partir d’une anecdote réelle, vous inventez une histoire entre le roman noir à la Chandler et la télénovela romantique. Plus qu’un double, vous proposez une forme d’anti-borges, un écrivain aristocrate et intellectuel transformé en inspecteur populaire et péroniste. Quel est le sens de ce personnage ?

Borges propose lui-même un parcours métaphorisé de son aventure, qui commence à partir de la « civilisation » de Buenos Aires (je pense à la Tour des anglais avec toutes les références à l’empire britannique) pour finir dans la « barbarie » des îles de la rivière Paraná, dans une zone connue sous le nom El Tigre. Le voyage implique d’emblée une modification de sa pensée. Mais, comme le savent les lecteurs de son Histoire des deux qui rêvèrent ( «Historia de los dos que soñaron»), le voyage aux antipodes est la condition du retour à soi. Il s’agit d’essayer d’obtenir la célèbre réconciliation des contraires; d’atteindre une synthèse dialectique. Le péroniste Borges habite l’anti-péroniste, comme une sorte de poupée russe borgésienne, et ce voyage vers la périphérie est aussi un voyage intérieur. Ce faisant, Borges ne peut s’empêcher de se percevoir comme un étranger dans son pays. Cela en fait un guide idéal pour un lecteur non-argentin… bien sûr, toutes ces déductions viennent a posteriori … que le lecteur se rassure, cette BD  n’est finalement qu’un simple récit d’aventure !

La narration est très soignée et vous utilisez des métaphores irrésistibles, dés la première vignette. Vous explorez ainsi tout le champ lexical aviaire, en construisant un système d’énigmes sous la forme d’une écriture-jeu, un vaudeville littéraire, autour d’un triangle amoureux Borges, Giro et Nora. Quel rôle accordez-vous à la parodie et la satire ?

J’aime que les éléments dont je me sers s’imbriquent les uns dans les autres, que le système de référence soit autosuffisant. Certaines relations se font automatiquement. Par exemple : Borges a été désigné « inspecteur des oiseaux » – l’œuvre la plus célèbre de son rival s’appelait « L’Epouvantail ». Il fallait suivre la piste, même si ce n’était que par curiosité. Pour ma part, j’aime travailler comme un détective. J’imagine que l’œuvre à écrire existe quelque part et qu’il faut la découvrir en assemblant certains indices.  La résolution finale devrait venir avec la dernière pièce du puzzle, et le mieux serait de mettre cette pièce en place presque en même temps que le lecteur. Procéder d’une autre manière est plus logique mais assez fastidieux. Ensuite bien sûr, ce livre est une satire : d’abord de la littérature et de sa relation à la réalité, un peu comme Don Quichotte … mais aussi, une satire d’un lieu et d’une époque. Et nous revenons sur ce point toujours à Cervantes. En somme, un pays ne peut sans doute pas s’empêcher d’être le résultat d’une équation entre la réalité et les fantasmes qu’elle engendre. Allez savoir. Ensuite, je déroule toute une panoplie de procédés parodiques : des citations, des attributs,  de la calomnie pure, en ouvrant la gamme des grossièretés. Une galerie entière de mécanismes comiques pour viser ma cible.

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C’est un récit d’action, les ruptures rythmiques accompagnent les accélérations et on trouve des influences du cinéma, comme la scène des miroirs par exemple, on pense à Humphrey Bogart, à Hitchcock… Borges aimait le cinéma. Comment avez-vous traitées toutes ces références?  Est-ce une manière de renouer avec l’écrivain ?

Peut être. Le livre accorde également une grande place au texte, avec la voix off. Cela va à l’encontre d’une des lois de la BD, qui ordonne de réduire le texte et les bulles narratives à l’essentiel : mais c’est impossible dans le cas de Borges. Sa perception verbeuse de la réalité fait partie du personnage. C’est pourquoi j’ai cherché un équilibre entre le texte et l’action, accélérant l’histoire à certains moments. D’un autre côté, c’est Borges qui essaie d’abandonner la littérature pour devenir un pur homme d’action … à condition de commencer par un monologue pour décrire la nature de cette action. Il évolue toujours dans ses contradictions. Quoi qu’il en soit, l’idée d’avoir Borges en train de botter des karatékas ou de sauter d’un immeuble en feu me semblait irrésistible. Le livre cite aussi des passages de films comme « La Dame de Shangai » d’Orson Welles ou « Assurance sur la mort » de Billy Wilder. On retrouve les climats à la Hitchcock (notamment avec les blondes et les échelles!). Ce bagage de citations est un peu prétentieux, mais c’est au contraire le cœur de mon sujet. J’ai voulu faire un livre qui prétend être autre chose que ce qu’il est. Un livre qui se prend très au sérieux, notamment sur la partie visuelle, alors que c’est une comédie ; qui se prend pour du cinéma ou de la littérature alors que c’est de la BD. C’est une BD qui se donne des airs, et pour qui il faudrait inverser la vieille formule, le lecteur doit véritablement rire du livre plutôt que de rire avec lui.

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Tout est vu du point de vue de Borges et à plusieurs reprises vous prenez le lecteur à témoin, ce que fait souvent l’écrivain dans ses nouvelles. Une manière de rendre le lecteur complice ? Comment considérez-vous votre lecteur ? Faut-il avoir lu Borges pour comprendre ?

Bien sûr, Borges parle au lecteur, il est conscient du lecteur en tant que tel. Apparemment, il n’est pas conscient de son ridicule, il se prend vraiment pour Bogart ou Mitchum, et il y a un décalage entre sa manière de se présenter et ce que le lecteur peut voir ou sait déjà. Mais au fond, Borges pardonne tout. Il se pardonne d’abord, pardonne au lecteur ensuite, et pardonne aussi, je l’espère, à l’auteur. Surement qu’au fond, il sait pertinemment qu’il n’y a pas tellement de distance entre lui et le masque appelé « Borges », qui est un des miroirs où l’Argentine peut se contempler. En revanche, je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’avoir lu Borges pour apprécier l’histoire, car, bien sûr, Borges lui-même s’était chargé de devenir (et pas seulement en Argentine) une personnalité publique. Et même ici, en Argentine, beaucoup de gens qui le célèbrent ou le condamnent ne l’ont jamais lu.

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Néanmoins vous poussez loin la caricature et n’hésitez pas à figurer des scènes d’orgies ou à inventer cette scène de morse obscène dans l’omnibus. Dès le départ vous faites dire à Borges « Maintenant je baise avec des femmes nues ». Quel rapport au sexe entretenait Borges, et quelle importance dans votre bande dessinée ?

On a beaucoup parlé des problèmes de Borges avec le sexe et de son incapacité à avoir des relations avec les femmes. En cela, il suit le stéréotype classique du rat de bibliothèque, qui peut seulement s’accoupler avec des concepts abstraits et du papier jauni. L’omniprésence de la mère ne fait qu’accentuer un certain côté « hitchcockien ». C’est un érudit aveugle qui enseigne les mythologies scandinaves en fantasmant sur les femmes qui passent … tout vise à renforcer son incapacité à se mettre en relation avec la réalité concrète qui l’entoure. C’est presque trop évident? C’est pourquoi le sexe est un problème fondamental pour le Borges que j’imagine. Pour lui, conquérir la réalité, c’est essayer de pénétrer la femme. Bien sûr, il ne peut s’empêcher de considérer cette conquête en termes de recherche scriptolittéraire dans laquelle il a toujours évolué. C’est pourquoi dans cette scène de sexe dans le bus, il finit littéralement par écrire sur le corps de cette femme, en se frottant à elle pour demander de l’aide.  Mais, au-delà de Borges, dans l’équation «civilisation-barbarie» dont j’ai parlé plus haut et qui traverse toute l’histoire argentine, il y a un élément sexuel important qui tourne autour de ce thème, en cherchant sa place au tableau. Je pense à Cortázar dans « Les portes du ciel », ou à Copi, pour ne citer que des écrivains argentins connus en France. Ces fantasmes sexuels sont aussi (ou sont fondamentalement) des fantasmes politiques, sociaux, voire raciaux; et c’est un aspect qui tend à être dissimulé pudiquement.  Dans « Borges » j’ai emprunté un graffiti que mon père m’a raconté avoir vu au moment du coup d’état qui a renversé Perón. Sur le mur il était écrit : « Perón baise avec des femmes nues ».

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De l’art de la caricature, les images font leur carnaval et révèlent un gout chorégraphique du grotesque que vous semblez avoir hérité de votre père, quelle filiation avec lui, dans le style, dans le thème et dans la métaphore des oiseaux ?

Sans doute ce goût du grotesque, du carnavalesque ou du monstrueux, délimité par une forme d’élégance plus ou moins cachée … à part certaines similitudes stylistiques qui sont encore présentes ici, l’influence va plus loin d’une manière qui n’est souvent pas apparente pour le public. La surface stylistique d’une page BD est une chose et la structure interne d’un dessin, une autre. Dans le cas des oiseaux, je ne suis pas sûr qu’ils aient été une passion pour mon père ! Bien que le poulailler dont je parle à Juan B. Justo 621, dans la banlieue d’Haedo ait vraiment existé à cet endroit, chez ma grand-mère où il a grandi. Il se pourrait bien que Saubón, le petit canard … je ne sais pas … peut-être que ça va trop loin …

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En revanche ce qui vous différencie le plus du style de votre père, c’est le mouvement et l’abstraction. L’influence de Breccia dans ce livre est évidente, en particulier le travail sur les textures, le mélanges des figures réalistes et des tâches abstraites, l’insertion des photographies, tout en jouant sur le motif imaginaire des projections de l’épouvantail en calligramme, en boue et en oiseaux. Comment et pourquoi avez-vous choisi ce vocabulaire graphique?

Mon idée était de jouer avec l’expressionnisme « à la Breccia », un dessinateur qui me fascine, mais sans perdre la possibilité de raconter une histoire comique. En fait, ce contraste d’un livre qui se prend au sérieux dans un contexte burlesque était ce qui m’intéressait le plus. Ce code permet au collage photographique de coexister avec la tâche d’encre, à la manière d’un pastiche en écho au registre parodique du texte.  D’un autre côté, il y a des citations délibérées de l’œuvre d’Alberto Breccia, en particulier « Mort Cinder » (scénario d’Oesterheld) et « Vito Nervio » (scénario de Wadel). Comme on peut le voir en signature sur les planches d’introduction, je me suis dédoublé en deux auteurs : « Lucas » est le scénariste et « Nine » le dessinateur. En bref, un cas de schizophrénie galopante. Un autre artiste que j’ai beaucoup étudié, même si ce n’est pas aussi évident est Alex Toth

Vous n’avez pas utilisé des calques comme Breccia, expliquez-nous votre technique, entre encre de chine, le rendu des gris et le travail numérique ? pourquoi avoir choisi du noir et blanc ?

Comme vous l’avez décrit dans votre question précédente, j’avais la boue, l’habit de l’épouvantail, les silhouettes des oiseaux, Oliverio et son costume sombre : des motifs visuels qui se référaient au noir et blanc, ainsi que les films noirs auxquels je rends hommage. La couleur était ici de trop. Une BD devrait pouvoir se résumer dans les raisons visuelles les plus basiques qui la constituent, « le plus petit dénominateur commun ». Dans l’Eternaute d’Oesterheld dont la version originale a été dessinée par Francisco Solano López, il y a une chute de neige mortelle qui tombe sur Buenos Aires et prélude à une invasion extraterrestre. Toute l’horreur de la situation est condensée en quelque chose de très simple et très efficace : des flocons de neige qui tombent dans la nuit. Du blanc sur du noir. Voilà le moteur graphique de base. Si l’action s’était déroulée en plein jour, ce potentiel visuel aurait été perdu. Il aurait fallu trouver autre chose.  En ce qui concerne ma technique, je travaille très rarement directement sur toute une page et si je le fais, en général je la modifie ensuite plus tard. Je me suis habitué à travailler les cases séparément, en produisant souvent plusieurs variantes que je numérise et édite ensuite sur l’ordinateur. J’ai ainsi à la fois des centaines d’originaux et en même temps très peu. C’est comme poignarder un éléphant avec un cure-dent, ça ne finit jamais. Mais cela me permet de conserver la part du hasard, l’élan du coup de pinceau, la tâche. Vient ensuite le travail d’assemblage, de rendu au gris et de composition au numérique.

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Le ressort comique de l’énigme se moque du style érudit et prétentieux d’un écrivain qui cherche à donner un sens à tout, à percer le mystère de la grande confusion universelle à la manière de Xul Solar. Votre mise en scène absurde est-elle une manière de dissiper cet écran de fumée, en opposant au sens caché , une esthétique qui démontre l’évidence du non-sens ?

Trouver la signification cachée de la réalité est la prétention absurde de toute littérature (y compris la philosophie), et la bande dessinée, pour une sorte d’ingéniosité congénitale, est l’endroit idéal pour assister à l’effondrement final de cette illusion (tant que nous la limitons à la littérature) Même si le dessin désigne autant que le mot, il y a quelque chose de plus élémentaire dans sa façon de faire. Et il y a une naïveté émouvante dans la manière dont la BD peut superposer deux codes différents pour les faire se neutraliser, par un effet de double redondance, dans un pur zèle explicatif. Comme dans ces vignettes de Dick Tracy où une main pointe vers une arme alors qu’on lit dans la bulle: « Regardez! L’arme! « alors que l’arme est dirigée contre nous.

Entretien réalisé par Lucie Servin

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