L’Angoisse enchantée

L’Angoisse enchantée

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L’homme gribouillé – Serge Lehman et Frederik Peeters, Delcourt,  326 pages, 30 €

Sous une pluie battante, sur plus de 300 pages, en empruntant au registre merveilleux des contes de fées, Serge Lehman (La Brigade chimérique, L’œil de la nuit, Métropolis…) et Frederik Peeters (Les Pilules bleues, Lupus, Aâma….) déroulent un thriller contemporain et initiatique magistral, révélé dans le flot des infiltrations de la pluie. Ces trombes d’eau hivernale se déclinent en brume ou en neige, au fil de l’histoire, décomposées en grosses gouttes et en flocons, et suintent dans les parois d’un Paris nocturne, point de départ d’une enquête qui finira dans la forêt noire franc-comtoise, dans le hameau enneigé et bien nommé de la Roche Maugris.

 

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Le noir et blanc plombe en nuances de gris les secrets de famille de cette histoire de femmes emmêlée sur trois générations. Maud Couvreur, une célèbre romancière de livres pour enfants, sombre dans le coma à la suite d’un AVC lorsque surgit Max Corbeau, un maitre-chanteur terrifiant, mi-homme mi-oiseau, venu réclamer son dû. Betty sa fille, fumeuse invétérée qui a tendance à perdre la voix, et Clara, sa petite fille, une lycéenne brillante et affable, cherchent à comprendre.


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Il y a une excitation ludique à repérer dans les cases les indices et les éléments symboliques qui resserrent un à un les engrenages de cette intrigue à clés. Une orfèvrerie dense, huilée à quatre mains par ce tandem complice et virtuose. Sur le scénario implacable de Serge Lehman, maître en psychologie et en science-fiction, le dessin de Frederik Peeters amène son savoir-faire dramaturgique en jouant des contrastes, en alternant gros plans et découpages dynamiques comme dans cette scène de meurtres terribles en caméra embarquée dans la peau du tueur.


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Tout en rupture de perspective et de rythme, les planches puisent autant dans l’imaginaire expressionniste des freaks que dans l’esthétique des mangas ou des blockbusters. Il se dégage un plaisir de lecture pur, un suspense qui fait tourner les pages prises dans l’angoisse et l’enchantement horrifique.  Cet archétype maléfique de l’homme corbeau messager au masque de polichinelle, cet homme gribouillé, à la frontière de l’hallucination, comme une métamorphose inachevée, incarné par les deux plumes de sa signature et un dessin d’enfant, mime une cruauté de carnaval, un déchaînement grotesque de sauvagerie. Avec l’art de glisser du réel au féerique, à partir des légendes traditionnelles et des tragédies de l’histoire, l’extraordinaire convoque les forces surnaturelles et le dérèglement climatique. La portée de ce chant prophétique dit l’importance du fantastique dans un monde qui a littéralement enterré la magie. Car la puissance de l’imaginaire exorcise l’horreur par la prise en compte du chaos. Un conte qui sonne comme un avertissement lancé à une société aveugle, dans le déni face aux forces qui la dépassent et sa destruction annoncée.

Lucie Servin

Article publié dans le numéro 3 des Cahiers de la BD


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