Esprit de résistance avec AAARG ! et La Revue dessinée

Esprit de résistance avec AAARG ! et La Revue dessinée

Angoulême 2015. Retour difficile. J’ai vu défiler tout le monde, le public, les journalistes, auteurs et éditeurs. On a refait le monde plus ou moins bien et nous voilà rentrés dans le grand flot de la vie, en se disant à l’année prochaine et en regardant nos pieds. Home sweet home, heureusement dans mon canapé, il me reste mes revues préférées, AAARG ! et La Revue dessinée. Au fond du trou noir, une lueur d’espoir.

festival d'angoulêmeAu festival, c’était le temps de Charlie, entre commémorations, deuils et révoltes. Je réécoute les discours de Menu et de Blutch au moment des remises des prix à Charlie Hebdo. En plus des hommages, de l’exposition improvisée mais bien faite au Musée de la bande dessinée, deux Prix ont célébré cette mémoire : un Grand Prix spécial donné par le Festival au moment de l’annonce du Grand Prix de la ville, attribué au japonais Otomo, le jeudi 29 janvier. Un autre, le dimanche 1 Février, en présence de Fleur Pellerin, la ministre de la culture au moment de la cérémonie des fauves, pour la création du Prix de la liberté d’Expression. Une récompense qui rejoint la liste du palmarès officiel.

 

Inflation de prix et de récupérations. Jean-Christophe Menu, mandaté par la rédaction de Charlie Hebdo, s’indigne, « Etre Charlie, c’est en avoir rien à branler ! », lance-t-il au Festival et au maire d’Angoulême Xavier Bonnefont qu’il attaque à propos de l’installation de grillages autour des bancs contre les SDF : « Monsieur le maire, vous êtes un con, voilà le message, je transmets ».

 

 

Toutes les récupérations d’usages, de la plus inoffensive à la plus scandaleuse exaspèrent, car « le mal est fait. » explique Blutch, dans un discours brillant en s’adressant à la ministre de la culture et en pointant la question de la responsabilité. «Je m’excuse de ne pas vous dire merci ». En effet, le mal est fait, car chacun de « se reconnaître entre justes», en regardant ses pieds, fuyant toute responsabilité sociale, politique, culturelle des affreux événements qui se sont produits, qui se produisent et qui en déclenchent d’autres. De « la revanche sociale » à « la vengeance sociale ».


Menu et Blutch ont bien parlé et leurs voix m’interpellent, j’aime les entendre et je me reconnais. Mon esprit ressasse, j’ai du dégoût quand j’entends ce cri de Menu : «  Vive Charlie Hebdo! Vive Sine Mensuel! Vive le canard enchaîné! Vive la presse satirique! … et l’autre, l’autre presse, quand elle se sera sortie les doigts du cul, et qu’elle commencera à contribuer à sauver la planète, on lui dira peut-être aussi vive la France ».

Sur cette autre presse, j’ai tant de choses à dire. L’autre presse, je la connais, j’y travaille et elle me traite plus mal que les exploitations qu’elle dénonce. L’esprit Charlie n’a finalement peut-être pas soufflé assez fort au festival et ailleurs. Je n’entends plus que les voix de Menu et de Blutch et je relis le discours de Fabien Vehlmann, prononcé au nom des auteurs, qui dénonçaient leur condition, lors de la manifestation qui a créé l’événement. Tous ces sursauts dispersés expriment la même colère contre le sacrifice de la culture, de la réflexion et de l’expression au nom de la crise économique et de l’austérité. L’ « Esprit Charlie » n’a pas dû souffler assez fort, et on voit Xavier Bonnefont serrer encore des mains à l’issue du discours qui l’accuse, en rigolant, et en répétant avec son grand sourire le slogan de « Je suis Charlie », et « vive la liberté d’expression ! ». La grande déconnade du cause toujours. Pendant ce temps, moi aussi je regarde mes pieds, je suis journaliste, j’aimerais bien décréter avec Menu, l’An 01, tout arrêter et réfléchir car  « Il y a tellement de choses qui ne se sont pas censées se faire ».

Hypocrisie des idées brandies en étiquettes, comme les préjugés et la bonne soupe des valeurs républicaines. Tout le monde s’indigne, comme si la presse était libre, indépendante. Le pluralisme n’est pas seulement un combat de valeurs, il se joue sur le front économique, engageant une organisation, une gestion et un financement. Les  logiques sont déterminées par les mêmes lois dans la presse comme ailleurs. Les médias fonctionnent comme des entreprises et appliquent les plans sociaux de rentabilisation. On vire les plus précaires, pigistes en première ligne, on négocie un travail gratuit, pour justifier des équilibres foireux et garantir aux anciens, la protection légale à laquelle ils ont droit. On ne rogne ni sur les frais généraux ni sur les acquis de ceux qui dirigent en veillant toujours à affaiblir les corvéables. « Une lutte des classes », explique Blutch en accusant la ministre et à travers elle le pouvoir politique. Avec les rédactions qui vieillissent, la crise des Médias cristallise des privilèges et des titres ferment.  On transforme les journaux en vitrines de principes, en coquilles vides, irresponsables comme le pouvoir, hypocrites dans des propos qu’ils sont tous incapables de défendre ou d’appliquer. L’immobilisme des structures empêche de faire un pas de côté, de réfléchir et au sein les rédactions, si les tensions sont grandes, le bras de fer social se règle à coup de chacun pour soi. La lutte se limite à une action syndicale soumise au fonctionnement de tout un système. Pour reprendre Menu, cette presse là n’est pas prête à se sortir les doigts du cul et nous forgeons ainsi  les moyens de notre propre manipulation.

Résistance.

revue dessinéeAlors, je me cale au fond du canapé et je lis mes revues préférées. AAARG n°7 ! que je viens de recevoir et la Revue dessinée  dont il me reste quelques rubriques, notamment celle sur l’urbanisme, que j’avais  gardée pour plus tard. J’ai besoin de cette ouverture d’esprit et parmi  ces quelques revues intelligentes, créées dans le sillage de la Revue XXI, j’ai choisi  la Revue dessinée et AAARG ! Parce que j’aime la bande dessinée, et parce que ces deux titres portent des projets qui m’intéressent et qui m’inspirent confiance. C’est si rare la confiance ! Enfin, des initiatives qui me redonnent le moral comme quelques gouttes d’eau ramassées dans le désert. J’aime leur engagement, leur intégrité, leur esprit critique. Les lignes éditoriales ne se ressemblent pas, elles se complètent avec à chaque fois un contenu rédactionnel exigeant, avec des reportages, des enquêtes, des interviews. Dans AAARG ! je fais le pacte avec les mondes imaginaires, les univers partent dans tous les sens et je me réjouis d’y reconstruire ma propre cohérence. Dans la Revue dessinée, je retrouve un engagement dans le réel, un nouveau regard sur l’information et l’actualité. Je n’aime pas tout, justement, je découvre de nouveaux points de vues, j’apprends, j’approfondis, je vois que c’est possible.

 

couvaarrgLa couverture de ce numéro d’AAARG! m’angoisse, elle m’indispose, avec ce titre qu’on dirait inspiré d’un film d’horreur, « Promenons-nous dans les bois ».  Elle est signée Mezzo : une femme nue de dos et en talons aiguilles bleus s’engouffre dans un forêt de branches hostiles. Cette esthétique me dérange, me bouscule. Mais j’ai envie. Je cherche la surprise. Je vais maintenant trainer ce numéro pendant un mois, en piochant par petits bouts, avec toujours la garantie de l’inattendu : la promesse enivrante de l’inconfort.

« Dans la grange, ça pleurniche, ça gémit, les ventres gargouillent. C’est sans doute la fin. ». Dans l’édito, ça va mal. Pierrick Starsky décrit une scène à la Dickens, où toute l’équipe d’AAARG ! se meure. Débarque Mezzo tel le messie pour sauver les irréductibles. Ce rayon d’optimisme me suffit. J’embarque dans l’univers du dessinateur, Mezzo, alias Pascal Mesenburg, en vedette du numéro. Applaudi pour sa trilogie Le Roi des Mouches avec Michel Pirus, l’artiste vient de réaliser, Love In Vain avec son ami et journaliste, Jean-Michel Dupont, sur la légende de Robert Johnson. L’album en sélection au festival d’Angoulême était montré dans le cadre de l’exposition, Le Démon du Blues.

Dés les premières pages, Mezzo, nous emmène dans un récit intitulé «Au bout du monde» et scénarisé par David B.  Une expérience cauchemardesque et muette, un road movie qui s’élance de monstres en accidents, jusqu’aux confins du cosmos. Ces planches sont tirées d’un ouvrage intitulé Comix 2000, paru pour l’An 2000 à L’Association. Le livre aujourd’hui épuisé était composé de 200 pages d’une série d’histoires courtes et muettes. Celle de Mezzo se voit remise en page et recolorisée pour le plus grand plaisir d’une lectrice comme moi, qui découvre. Rendez-vous ensuite dans les pages bleues du milieu, pour lire la première partie d’un long entretien sur dix pages, où l’artiste se raconte, depuis son enfance dans une banlieue rouge du 93. Toute sa carrière défile, tissée entre la musique et le dessin, retraçant la genèse d’un univers conçu comme un regard sur le monde. « Le dessin n’est pas un don, c’est un état d’esprit », explique Mezzo. Ce témoignage me nourrit.

Je referme AAARG ! sur Mezzo et sur cet édito. Je repense à ceux de La Revue dessinée, et au courrier des lecteurs qui introduit chacun des numéros. Des médias libres et critiques, ça existe ! J’ai encore des mots pour me défendre, des questions à poser, des débats à écouter. Tout n’est peut-être pas perdu.

Lucie Servin