L’Harraga ou le destin tragique des Ulysses marocains

L’Harraga ou le destin tragique des Ulysses marocains

couvmainsDans un très beau livre, Les Mains invisibles, le finlandais Ville Tietäväinen restitue en fiction la trajectoire d’un immigrant marocain en Espagne, une somme graphique de 200 planches qui aborde toutes les problématiques actuelles et alerte sur la réalité de l’esclavage moderne.

 

« Ce phénomène, qu’on appelle en Europe « immigration clandestine » porte au Maroc le nom d’« harraga ». Ce mot contient l’idée d’une percée, du franchissement de la frontière mais aussi du retour ou du feu qui brûle dans le cœur des hommes dont la famille attend le soutien. » Explique l’ethnologue Marko Juntunen dans le prologue du bel et tragique album de Ville Tietäväinen.

P8

« L’Europe vu de la mer on dirait l’Afrique ». Propulsé en pleine tempête, au large de Gibraltar, à bord d’un canot d’immigrants clandestins, le dessinateur ne laissera pas de répit au lecteur. Un rythme effréné pour une descente en enfer, sur la planète terre, celle de ceux qui ne sont pas nés du bon côté, au bon endroit. Retour en arrière pour savoir comment ces hommes en sont arrivés là. Un an plus tôt, au Maroc, Rachid et son ami Nadim regardent la mer, leur avenir et leur misère.

Ville Tietäväinen recompose le cauchemar d’un de ces « harragas ». Rachid quitte sa famille pour chercher travail et fortune en Europe. Sur plus de 200 planches, le dessinateur n’épargne aucun détail de ce funeste périple, une cavale dans l’horreur. L’enquête méticuleuse et in situ qui a permis la reconstitution de cette destinée, s’incarne dans un récit qui insiste surtout sur l’humain, à travers la vie d’un homme et de ses proches, des liens qui le raccrochent au monde, derrière le scandale d’une situation parfaitement connue et acceptée. La fiction offre la possibilité d’une continuité dans l’histoire, en rendant lisible toutes les violences dont Rachid souffre. Or quand la violence devient visible, elle devient aussi réelle. Plus qu’un documentaire, cette trajectoire individuelle atteint, grâce à la mise en scène graphique, une dimension symbolique et tragique, qui prend à partie le lecteur sur sa responsabilité devant les réalités du monde. Cette main tendue et rendue au désespoir de la dernière page répond au doigt accusateur pointé en direction du lecteur, sur la couverture.

Les Mains invisibles, le titre interroge, comme une question lancée au libéralisme, à l’Europe, à nos consciences. L’expression de « Main invisible » est en effet une des notions les plus commentées et aussi les plus galvaudées empruntée aux écrits d’Adam Smith, celui qu’on considère comme le père du libéralisme économique. Elle renvoie à l’idée que chaque intérêt particulier concourt naturellement par cette « main invisible » au bien commun, à l’intérêt collectif. Avec le pluriel, le finlandais Ville Tietäväinen remet concrètement en cause cette manne abstraite. Les mains invisibles, ce n’est plus un concept, ce sont celles des travailleurs, sans visages, sans papiers, sans identités. Ils ne sont plus que des mains, comme les serfs au Moyen-âge, ou les esclaves des Temps modernes.

mains81

Les faits sont là, les revues universitaires, les enquêtes journalistiques sérieuses, tous les observateurs ont déjà dénoncé les conséquences dramatiques de ce phénomène qu’on cherche à endiguer en fermant les frontières mais qu’on utilise aussi pour injecter du travail à moindre coût dans notre économie occidentale. Que peut la Bande dessinée contre cette indifférence ? De nombreux articles, reportages, traitent de la question. L’acceptation de cet état de fait conduit pourtant à maintenir un système concentrationnaire et des bidonvilles pour exploiter ces migrants.

->à voir ce reportage sur el Ejido, et la production agricole en Andalousie (Espagne)

Le racisme est d’abord une forme d’ignorance. Ville Tietäväinen livre au contraire par le dessin un enseignement. La qualité du graphisme met en scène la complexité des dialogues qui enrichissent une narration assez linéaire en apparence. Car à travers cette terrible expérience, au gré des rencontres, diverses problématiques sont abordées comme la religion, l’image de soi, la place des femmes, l’éducation, la transmission, le travail, la famille, la solidarité, le trafic de drogue, le terrorisme, le profit ou la répression. L’uniformité du traitement graphique en ocres et bleus, maintient la cohérence entre ces deux rives méditerranéennes qui se ressemblent malgré tout, entre paradis et enfer, illusion et désillusion.

ville-tietaevaeinenDans la tête de Rachid, le dessinateur donne corps à la souffrance et rend compte des délires, en dosant savamment cette conscience jusqu’au point de rupture, de la folie . Le trait noir et épais, fouillé et expressionniste, souligne ainsi l’émotion et les épreuves qui crevassent les visages. Il accompagne par le réalisme des décors, une narration qui multiplie les points de vues et les cadrages, au fil des étapes d’une fiction-reportage trop réelle pour ne pas interpeller lecteur.« Tant qu’il y a de la peur, il y a de l’espoir ». Rachid en arabe signifie celui qui a la foi, le récit de Ville Tietäväinen, dense, dur et beau à la fois  montre comment un homme perd la foi, sa religion, son âme, mais surtout la foi universelle en la vie. Cette perte à un nom, c’est le désespoir. Récit d’un naufrage, Ulysse ne reviendra pas. Ville Tietäväinen désigne du doigt l’assassin en couverture . « C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe » disait Voltaire. Rien ne semble changer depuis l’époque d’Adam Smith et des lumières.

Lucie servin

Les Mains invisibles, de Ville Tietäväinen. Casterman, 27 euros

 

Il y a Quinze ans : « El Ejido, terre de non droit »

ejido

el ejidoIl y a tout juste quinze ans, pendant trois jours,  les 5, 6, et 7 Février 2000, de violentes émeutes raciales éclatent à El Ejido  contre la main d’œuvre clandestine et les associations militantes. On dénombre une soixantaine de blessés. La police a laissé faire, et devant le scandale, l’Europe toute entière a fermé les yeux. Un an après, le Forum civique européen livrait une enquête, intitulée El ejido, terre de non droit, un témoignage accablant pour les politiques d’immigration européennes. Un plaidoyer sévère qui dénonçait les conditions de travail dans cette zone de 30 000 hectares de serres, qu’on voit depuis la lune. Ville Tietäväinen fait allusion dans son livre à cet événement et témoignent des conditions qui loin de s’arranger empirent face à l’affluence de nouvelles vagues de migrants de nationalités différentes. Les écarts de traitement accentuent encore les rivalités. Ni propagande, ni complot, il existe une mine d’informations directement disponible à tous les européens désireux de savoir. Car ces légumes là, ce sont ceux qu’on achète dans nos supermarchés, été comme hiver, à prix cassé. Et pour cause…

El Ejido, terre de non-droit, le Forum civique européen FCE 119p., 12 euros.

mains25