Je vous écris… !

Je vous écris… !

© Image titre  affiche réalisée par Paella Chimicos

« Un jour la France me remerciera d’avoir aidé à sauver son honneur. »

Emile Zola, déclaration devant le jury, lors de son procès pour diffamation dans l’Affaire Dreyfus à la suite de la publication de son article « J’accuse… ! » paru le 13 juillet 1898 dans l’Aurore et tiré à 300 000 exemplaires.

Paris, le 22 novembre 2015, au crépuscule.
(Lettre hexagonale, publiée sur le calamar noir, en toute discrétion.)

Chère Madame France,

Je vous écris car c’est la mode. D’autres écrivent au président, ils ont besoin d’un corps. Je préfère vous écrire directement et comme je vous fantasme en allégorie, vous serez un Delacroix, la Liberté guidant le peuple, une affranchie avec un bonnet phrygien. On vous appelle Marianne, et je vous imagine comme une statue antique, à la tête d’une barricade ou en fronton de mairie, tatouée par ces mots «  Liberté-égalité-fraternité », une devise plus inspirante que le « Travail-famille-patrie » qui vous défigurait. Vous portez mieux la République.

Je vous écris, Madame France, en toute rhétorique, égrainant mon apostrophe dans la vague épistolaire des événements. On vous convoque souvent, sans jamais vous voir. C’est frustrant. Si vous permettez, sans attenter à la pudeur, j’aimerais soulever votre drapeau. Je n’accuserai personne et si vous préférez, je me contenterai de chuchoter la vérité «  de toute la force de ma révolte d’honnête femme ». La tournure est un peu pompeuse, elle est de vous, quand vous étiez Zola, quand vous étiez « j’accuse…! ». A l’époque vous écriviez, « Je n’ai qu’une passion, celle de la lumière au nom de l’humanité qui a tant souffert et qui a droit au bonheur. » Maintenant, j’hésite, sur quel registre faut-il que je m’adresse ? Y a-t-il un protocole ou bien une étiquette, une humeur historique ou un état actuel, un ton polémiste ou une lettre solennelle ?

Existez-vous seulement ? Rapprochez-vous que je vous pince. Vous êtes un nom, c’est un peu juste. Racontez moi l’histoire, musclez votre mémoire, agitez vos souvenirs. Vous ne vous rappelez rien, pas même vos parents ?  Laissez-moi vous aider. Libérez-vous.  Vous êtes muette comme un territoire, parlante comme une carte, épinglée en égérie géographique, on vous exhibe, vous êtes symbole. Un hexagone, un bout de terre entre quelques frontières. Etes-vous propriété ou bien propriétaire ? Vous ne voulez pas dire, vous cachez des secrets. Vous avez honte, on vous musèle. C’est la guerre.  Parlez plus fort, avec les bombes, on vous reçoit très mal. Vous dites !

« Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. »

Serait-ce une plaisanterie ? Vous êtes Jean-Jacques Rousseau, vous êtes une blague : « France terre de ceux qui sont assez idiots pour le croire. » Je vous envie, le sens de l’humour est un joli verni. Vous êtes le rire. Rabelais s’appelait François, mais Panurge était turc, vous  souvenez-vous de ce réfugié, « une fois qu’on le rencontre, on l’aime toute sa vie ». Etes vous Panurge ou ses moutons ? «  C’est le langage des Antipodes » et je divague avec vous.

Je vous écris, car j’ai un doute, je vous suspecte. Montrez-moi vos papiers. Tout cela n’est pas clair, vous semblez d’ici, mais vous venez d’ailleurs. Vous êtes un paradoxe, les tabous vous étouffent et ça vous rend malade. Votre peur bleuit, votre teint blêmit, et vos joues rougissent. Vous frissonnez, vous suffoquez, c’est la fièvre nationaliste, prenez votre drapeau, servez-vous-en comme d’une serviette pour vous sécher la sueur, ou comme d’une couverture pour vous chauffer. Pour le reste, les crises violentes se soignent par l’analyse, une intoxication nationale nécessite une cure de raison.

Je vous écris, Madame France, pour que vous fassiez l’effort. Allongez-vous, détendez-vous et plongez à l’intérieur, êtes-vous idée, êtes vous concept ? Faut-il pour vous convoquer, faire tourner les tables. Esprit France êtes-vous là ?  Articulez, je ne vous comprends pas. Je reconnais vos symptômes, c’est la dépression constitutionnelle. Reprenez-vous, lisez vos lois, qui vous guide, qui vous gouverne, qu’est-ce que l’état? Cessez de faire l’enfant, Madame France, vous n’avez même plus l’âge d’être grand-mère.  Vous vous indignez, ça vous secoue. Mais si vous tremblez trop, ce sera camisole et tutelle. Réveillez-vous. Vous êtes bien capables « du meilleur comme du pire ». Vous êtes révolution, vous êtes soumission.

Je vous écris, Madame France, car ça fait beaucoup de questions et très peu de réponses, quand on est si ambiguë, il faut s’interroger. Etes-vous valeur, êtes vous principe, êtes vous le bien, êtes vous le mal ? Enlevez le masque que je vous observe, que je vous mesure, que je vous fixe. On vous dit une et indivisible, montrez moi votre unité. Les mots vous manquent, la langue se perd sans la pratique, on oublie l’étymologie, on refoule, on efface. Auriez-vous honte de vos origines ? Soulagez votre conscience. Vous ne possédez rien, pas même votre nom, à consonance étrangère.  Le passé s’affronte. Vous avez le langage et vous êtes plurielle. Ces bases suffisent pour la discussion. Regardez-vous, vous formez une foule avant d’être un peuple, un peuple avant d’être une nation. L’histoire de certains mots vous aiderait à retrouver la mémoire, mais j’ai l’impression que vous manquez d’instruction. Madame France, rappelez-vous, avant d’être française, vous êtes humaine, avant d’être France, vous êtes monde, avant d’être Etat, vous êtes chose, et avant d’être démocratie, vous êtes laïcité.  Laos, c’est à dire une population laïque, un groupe d’individu indifférencié, des éléments égaux et  libres de penser ou de croire mais comptés ensemble, soudés en masse. Le demos est une abstraction, un idéal, le laos est une réalité.

Je vous écris, Madame France, car la patrie vous complexe. Vous vous hallucinez en mère universelle,  « vous branlez dans le manche » réactionnaire ou révolutionnaire, mais vous restez vous-même, la somme de ce que nous sommes. Lachez-prise maintenant, confessez-vous, levez le voile. Vous vous déformez, et votre visage n’a plus rien de signifiant, il s’agite, votre véritable cohésion est chaotique, elle est indéfinie. Une et indivisible, vous êtes mouvement, mutation, un phénomène étrange et complexe, comme une pensée multiple. Derrière moi, j’entends qu’on crie de vous voir découverte. Rhabillez-vous la gueuse, hurlent les fanatiques qui vous trouvent trop laide sans vos insignes. Votre nudité dérange et jette la confusion. On vous rappelle à l’ordre. Déguisez-vous encore, tenez la façade, il y a urgence. Remettez votre cache, retenez votre souffle, le temps du cliché. C’est la photographie pour la postérité.

Je vous écris, Madame France, car moi qui vous regarde, toute nue et dans tous vos états, je vous trouve bien plus belle dans votre solidaire dispersion, au naturel et sans vos oripeaux. Je vous aime indistincte, libre, subversivement soudée à votre noyau. Vous êtes comme un atome, et les électrons dansent repoussés par l’attraction neutre et positive du centre, stabilisant l’énergie, dans l’incohérence de la matière. Vous êtes comme un atome et vous appartenez à l’univers. Il faudrait vous apaiser maintenant, abandonner les rêves de grandeur. Brulez votre drapeau et ouvrez vos frontières, pour être libre, il faut pouvoir circuler.

Je termine cette lettre, sans pouvoir vous promettre de ne jamais vous quitter.

Lucie Servin