Todd, ou le délire cosmogonique improvisé d’Alex Chauvel

Todd, ou le délire cosmogonique improvisé d’Alex Chauvel

-> Todd, le géant s’est fait voler son slip, Alex Chauvel, ed. The hoochie coochie, 1008 pages, 25 €

todd couvEn postulat de départ d’une épopée héroïque, Todd, le géant du Nord, tout nu, tout noir, s’est fait voler son slip et soupçonne le peuple des petits rouges, qui se sont enfuis vers le Sud.  Ressort prétexte à une quête à tiroirs aux mille histoires, dont la première est racontée par un mystérieux chat illisible qui s’exprime en bulles noires.

Bienvenue en Absurdie, dans un royaume où les nuages se mangent et s’élèvent en troupeau, avec Ringo la chouette messager que la nuit transforme en mycose et Athanasius son compagnon arborescent qui se cherche en amphibien. Un univers peuplé de Titans, de Géants, où les peuples à tête de pierre, de feuille et de ciseaux, se livrent une guerre chifoumi sans merci, où les méduses flottent dans le ciel, où un chat enraciné se transforme en arbre cosmique, alors qu’une omnipotente force maléfique, racine cubique de petit r, sème la terreur d’une équation rudimentaire, menaçant tout l’équilibre de ce monde exotique. Épopée foutraque aux sous vêtements magiques, quand Todd cherche son slip, Georges le Phénix envoie ses émissaires pour recomposer la paire de chaussettes de Schrödinger, associant dans l’aventure une foule de personnages, salutairement rassemblés en index final pour guider le lecteur.

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Dans ce livre à la silhouette d’un pavé, composé très précisément de 50 chapitres, 1008 pages et 6001 cases soit tout juste une de plus que dans Le Lapinot et les Carottes de Patagonie, le roman dessiné emblématique de Lewis Trondheim, le dessinateur se sert en préface de cet argument prétexte, pour composer un nouveau récit-objet dont il est coutumier. Cofondateur des éditions Polystyrène, avec cinq livres publiés, depuis Alcide en 2011 jusqu’au leporello (livre-accordéon) de Toutes les mers par temps calme en 2016, en passant par Thomas et Manon un livre cube réalisé avec Rémi Farnos en 2015, Alex Chauvel multiplie les expériences dans des livres univers, projetant à chaque fois comme des « cartographiques » de ses mondes mythologiques et légendaires. Dans cette tradition-jeu qui rappelle les créations par contraintes de l’OuBaPo, en avertissement de départ, il prévient : quelques règles servent à canaliser le flux d’un délire morcelé « en petites cases individuelles »  renonçant à réfléchir en planches pour reconstruire ensuite la narration à sa guise, comme un puzzle recomposé qui ne laisse finalement aucun problème irrésolu.

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Todd retrace ainsi une grande odyssée, selon un processus propre au personnage, qui, comme une éponge, absorbe au fur et à mesure qu’il écoute, combat ou mange, les aventures qu’on lui raconte ou qu’il vit. Gouffre géant et troué, Todd « le Mytholope » est un avaleur de mythes, un voyant fantastique,  un aimant à fables qui sert de support à cette narration fleuve, sur lequel le lecteur navigue au rythme du courant, ballotté par des débats sans queue ni tête ni fin, retenant son souffle dans les combats et les scènes d’actions ponctuées de sublimes respirations muettes.  Au-delà d’un fond qui se légitime de références pour garder un apparat de sérieux, la cohérence émerge surtout de l’horreur du vide au risque de perdre le fil : « même des histoires fausses ou invérifiables valent mieux que rien du tout ».

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Exercice de style, cette BD loufoque explose dans un florilège foisonnant, pour exposer la tragi-comédie de la fin d’un monde, qui éclot sur une nouvelle renaissance au gré de considérations surréalistes et d’équivalences politiques. Car l’improvisation en noir, blanc et nuance de gris est surtout un moyen d’exploration graphique, qui crée la surprise dans ce chaos narratif, restructurant sa forme à partir des gaufriers strictement réguliers en 6 cases. A ce jeu, Todd est un morceau de bravoure, une fresque poétique visuelle, un magma bouillonnant d’inventivité minimaliste,  qui puise dans un gisement de bandes d’idées abstraites, scandées par les cases qui, retaillées en pleine page, contredisent aussi la contrainte de départ.

todd 2N’écrit-on pas les règles pour les contourner ? Œuvre expérimentale et radicale, si finalement on se fiche un peu de savoir si Todd retrouve son slip, où même si l’horrible racine cubique triomphe, ou si le chat de Schrödinger est mort ou vivant, mâle ou femelle…  on se réjouit de la géométrie variable de ces pages damiers qui fleurissent en récits croisés, arbitrairement cantonnés à 6001 carrés, dont les rebondissements se multiplient à l’infini. Car le plus formidable dans l’épopée du slip de Todd, c’est la liberté libérée par les imbrications imaginaires toujours hors norme, hors cadre, et sans limite.

Lucie Servin