Quand Jonas rencontre Sally, un roman noir signé Mark Kerjean

Quand Jonas rencontre Sally, un roman noir signé Mark Kerjean

Les-corps-sont-plus-lourds-que-les-coeurs-brisesLes corps sont plus lourds que les cœurs brisés est le titre du premier roman de Mark Kerjean publié aux éditions Goater. Un thriller psychologique ajusté sur mesure à la mélancolie interlope d’un port de commerce et à la poésie noire des comptoirs ouvriers. Quand Jonas rencontre Sally, le récit d’un pacte avec le diable.

Quand Jonas rencontre Sally. D’abord, il y a cette odeur, insidieuse, envahissante, une puanteur de mort qui suinte des murs pour imprégner de la salle de bain à la cuisine tout l’appartement. Le cauchemar persiste au réveil et confirme à l’heure du café la macabre découverte de la veille. Une main coupée, pourrissant dans un sac isotherme, est cachée au creux de la cloison. Une main mystère, charogne mutilée dont il faudrait se défaire, et même s’il eut été plus simple de la jeter à la mer dans cette ville portuaire, l’esprit romanesque de Jonas renonce rapidement et préfère échafauder tout un stratagème, en projetant un rituel de série noire au sein d’un centre d’enfouissement et de traitement des déchets. Seulement le lieu est gardé, et l’opération tourne au fiasco. Coursé par le vigile et son chien, dans la fuite, il perd le sac et la main. Le lendemain matin, l’odeur a ressurgi et la porte tambourine. Quand Jonas rencontre Daniel Sally, le gardien se tient derrière la porte, il est trop tard. Car ouvrir c’est déjà donner les clés du territoire, lui céder une victoire. Un pied dans l’engrenage, il  offre un whisky bien malgré lui et signe un pacte avec ce maitre chanteur diabolique, manipulateur expert qui s’incruste dans sa vie.

« Il y transparaissait son désir de s’immiscer dans ma vie au point qu’elle m’échappe, de s’y installer, de m’évacuer progressivement du devant de la scène, m’effacer à son profit, et, au final, usurper mon identité. C’était une guerre à mort qu’il m’avait déclarée. Il y aurait toujours entre nous une frontière à violer, un territoire à gagner : un corps en trop. Le mien ou le sien. L’éviction de celui des autres n’était qu’un préambule, la répétition d’un limogeage ultime. »

Embarqué au gré de la météo, dans cette ville jamais nommée, mais qui rappelle Brest où vit l’auteur, par ses rues venteuses et ses docks sombres, le rythme des phrases s’accorde aux intermittences du ciel et aux caprices des crachins. Des flux et des reflux de sentiments pétris par la marée,  dans une écriture où le style s’illumine des images troubles et des lumières changeantes, taillées pour l’angoisse. Achevé en 2012, si ce texte est le premier roman de Mark Kerjean, il rend compte de la force psychologique du style à vif,  toujours très travaillé, de cet écrivain esthète qui a depuis publié nouvelles et poèmes, dans de nombreuses revues dont AAARG ! (ce qui m’avait donné l’occasion de le connaître). Quand même l’éclairage « se roule en boule sous les lampadaires », l’étau se resserre irrémédiablement au gré des cadavres, qui sèment le deuil sur le comptoir mélancolique du « Sempiternel », le bar où Jonas a ses habitudes, où il revient toujours pour accrocher sa dépression, et trouver contenance et réconfort dans quelques bières. Chômeur désœuvré, c’est dans les lieux familiers qu’il perd de plus en plus de terrain, chez lui, auprès des siens, sa famille, ses amis, sans oublier Bulle sa pétillante copine. Daniel Sally, le petit chef minable, macho vulgaire, colonise pernicieusement son quotidien, comme une plaie vive qui s’incruste et qui s’infecte, un vrai fardeau. Intrus arrivé de nulle part, l’ennemi qui veut du bien se révèle un irrésistible tyran auquel l’esclave obéit, poussé à bout de sa résignation jusqu’au point de révolte, aux instincts de meurtres. Coincé par le récit de la confession, le lecteur se laisse facilement bercer par ce je convainquant qu’on écoute avec bienveillance, porté par le souffle d’une intrigue à suspens.  Ce serait oublier le titre au désespoir inspiré d’une citation de Chandler, « Dead men are heavier than broken hearts ».  « Les corps sont plus lourds que les cœurs brisés », une énigme pour rappeler, que le poids d’un cadavre pèsera toujours plus que ce que les ailes de l’amour peuvent supporter.

Lucie Servin

-> Les corps sont plus lourds que les cœurs brisés, Mark Kerjean, ed. Goater Noir, 312 pages 20€

«  Le problème, au fond, c’est que la vie ne s’arrête jamais, dévale, chute, roule au gouffre, s’écroule sous nos yeux impuissants. Elle traverse notre corps qui en retient les scories tel un filtre à la longue encrassé- notre visage désormais empâté et flétri- sans qu’en échange le moindre aperçu intelligible sur cette vie ne nous soit accordé : l’on demeure enchaîné à ce corps que l’on traîne comme un boulet, notre chair nous emprisonne, nous verrouille à l’intérieur, espace confiné où l’horizon toujours se dérobe, et c’est cet état qui nous accable et nous prive d’un réel point de vue ; il faudrait pouvoir se tenir constamment en surplomb de notre vie, aussi bien qu’au-dessus de celle d’autrui-tel un phare trouant l’obscurité de l’océan d’un faisceau de lumière réfléchi au rebond des navires croisant dans ses parage – pour pouvoir véritablement arrêter un jugement, agir en connaissance de cause, faire preuve de lucidité. »

Mark Kerjean