A Angoulême, des femmes à la louche.

A Angoulême, des femmes à la louche.

La documentation abonde sur la polémique sexiste du festival d’Angoulême. Les interventions du collectif bdegalite à l’initiative de cette dénonciation, sont suffisamment éloquentes, et je soutiens non seulement le collectif mais également les posts de Julie Maroh sur son blog.  

Mon avis importe-t-il ? Qu’est ce que, moi, le calamar noir du fond de mes abysses pourrais-je avoir à dire? Mon engagement auprès des auteures de bande dessinée va de soi, et si elles préfèrent dire autrices, je les nommerai artistes pour qu’il n’y ait aucune différence, ni entre sexe ni dans la création. Je porte l’héritage féministe et j’ai trop d’esprit critique pour me satisfaire d’une égalité conquise seulement dans les textes.

En 2013, j’étais invitée avec la dessinatrice Chantal Montellier au Sénat, par « la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre hommes et femmes », sur le thème des « Femmes dans le secteur de la culture ».  Je précise que j’étais alors membre de l’association Artémisia, dont j’ai démissionné depuis, pour des raisons personnelles et non pour les valeurs portées par ce prix qui récompense chaque année une ou plusieurs femmes. En tant que journaliste, je connais le rôle des prix et des palmarès. Je suis pour leur multiplication, car du plus petits aux plus gros, les événements sont toujours bénéfiques pour les auteurs (homme ou femme), et permettent échange et promotion.

Un état de fait

Si je cite le rapport du Sénat, c’est qu’il n’était pas question seulement de la bande dessinée, mais de l’ensemble du secteur culturel. Dirigée par la sénatrice Brigitte Gonthier-Maurin, la délégation constatait qu’entre un rapport publié en 2006 et un autre en 2009, rien n’avait changé, la situation empirait même au niveau du spectacle vivant.  Elle résumait en ces termes le constat fait en 2006 « La parité entre hommes et femmes étaient à peu près atteinte pour les postes d’administration des grandes institutions culturelles, en revanche pour les postes de direction- qu’ils soient confiés à des directeurs administratifs ou à des artistes- entre 75 et 98 % étaient occupés par des hommes, cette situation étant pire dans le cas des artistes.. » (1)

Le collectif bdégalité avait pointé dans une première lettre le manque de femmes dans les comités de sélection du Grand prix. Il a ensuite appelé au boycott des élections du Grand prix, lorsque la première liste communiquée n’incluait aucune femme sur les 30 nominés.  La polémique n’a pas surgi d’un coup. Elle a gonflé au fil des années, au point de rassembler au sein de ce collectif près de 200 dessinatrices dont les signatures forcent le respect.

Le machisme structurel

Le rapport du Sénat dénonce une inertie sociale. Les grandes déclarations de principes n’aboutissent à aucune mesure concrète pour accélérer un processus qui ne vient pas. Devons-nous attendre des siècles pour que les mentalités changent ?  Nous ne sommes plus aujourd’hui dans les mêmes problématiques que dans les années 70-80, au moment où s’engageaient les grands mouvements féministes, le MLF,  le droit à l’avortement. Ces années correspondent également au moment où la BD s’émancipe des productions pour enfant.  A cette époque, quelques noms émergent en France, Florence Cestac, Claire Bretécher, Chantal Montellier, Annie Goetzinger, ou encore Nicole Claveloux. Seule Florence Cestac est récompensée par le Grand Prix, Claire Bretécher n’a reçu qu’un prix pour le 10èmeanniversaire du festival. Beaubourg en ce moment lui consacre une exposition.

Aujourd’hui, les femmes dans la BD sont sans comparaison plus nombreuses mais les déclarations de principe ne suffisent pas. Quelques beaux mots, quelques bonnes intentions enfument le réel. Il en est de même pour la déclaration des droits de l’homme, pour le mouvement des droits civiques des noirs aux Etats-Unis, comme des droits des femmes. Je lisais récemment un ouvrage du paléoanthropologue Pascal Picq qui dénonce le machisme dans le regard idéologique porté sur la préhistoire depuis la théorie de Darwin et tous ses dévoiements. «  D’un point de vue culturel, les hommes-les mâles- se considèrent volontiers comme l’étalon cosmologique fondamental, les autorisant à penser que les femmes restent de grands enfants qui ne peuvent pas assumer les fonctions sociales jugées plus importantes, de l’autorité parentale au droit dans la cité, dont le Code civil napoléonien est un cas d’école anthropologique. » Peut-on effacer, si c’est le cas, des milliers d’années de paradigme sexiste, en 50 ans d’histoire, tout en pensant que ça coulera de source ? Loin d’évoluer positivement, la société confirme au contraire les préjugés ancestraux.

Des chiffres …

La loi n’agit pas sur les stéréotypes. Le collectif bdegalité a essuyé les déclarations méprisantes de Franck Bondoux, directeur du festival, qui s’est discrédité, en mentant effrontément sur un plateau télé, et en publiant une Tribune dans le monde, dans lequel il  argumente sur des chiffres qu’il n’a pas produits, dont il ne mentionne pas la source et sur lesquels tout le monde s’accorde, sans penser à les critiquer. Or ces chiffres proviennent du rapport de l’ACBD, ( l’Association des critiques de bande dessinée), rapport qui alerte lui-même sur les limites et les insuffisances des critères qui aboutissent à cette proportion. (2)

Selon ce rapport pour l’année 2015, 12, 4 % d’auteurs francophones européens sont des femmes. Je ne conteste pas le  chiffre fourni par l’ACBD. Je suis moi-même membre de cette association. Il faut saluer le travail considérable fourni bénévolement par Gilles Ratier, aidé par ses collaborateurs, pour accoucher tous les ans de ce formidable bilan qui sert de référence à la profession. Je précise simplement que la méthode est aussi importante que le résultat,  un fait explicité dans le rapport lui-même.

Extrait du rapport de l’ACBD

« Les publications papier restent donc, toujours, le seul support rentable pour les 1 399 auteurs européens de BD francophones  (12 de moins qu’en 2014) répondant aux critères ci-dessous  : 173 d’entre eux sont des femmes (soit 12,4 %) et 252 sont scénaristes sans être également dessinateurs (soit 18 %). S’étant aperçu que, dans leur grande majorité, ces auteurs ont toujours beaucoup de mal à vivre décemment de leur métier , l’association des États généraux de la bande dessinée (EGBD) les a sollicités dans le cadre d’une enquête lancée en 2015 afin de réaliser un état des lieux plus précis de leurs pratiques et de mieux connaître leurs revenus.

Capture d’écran 2016-01-14 à 11.46.38(©Gilles Ratier, ACBD)

 En ce qui nous concerne, comme pour les rapports des années précédentes, notre décompte a été réalisé en se fondant sur des critères qui ne sont, hélas, plus du tout suffisants aujourd’hui : avoirau moins 3 albums disponibles au catalogue d’éditeurs bien diffusés et un contrat en cours ou un emploi régulier dans la presse ou l’illustration. À ces 1 399 professionnels toujours très inquiets de leur sort, il faut ajouter 187 coloristes ayant travaillé sur au moins 2 albums dans l’année, dont 83 sont des femmes. Malgré ce constat peu optimiste — beaucoup d’entre eux doivent accepter d’autres travaux dans divers domaines pour survivre —, 1 602 créateurs vivant dans l’Europe francophone ont pourtant réussi à publier au moins 1 album de bande dessinée en 2015 (ils étaient 1 589 l’an passé). »

Ces chiffres reflètent une situation socio-économique. Les auteurs identifiés sont ceux qui vivent de la bande dessinée. Chacun arrondit comme il veut, car il est pratiquement impossible d’évaluer la nébuleuse des auteurs. L’ACBD ne le cache pas. ( Moi-même en 2015, j’ai perdu ma carte de presse, n’ayant pas le nombre suffisant de piges à faire valoir, suis-je encore journaliste ? ).

La proportion reste incontestablement terrible pour les femmes, et renseigne sur leur condition dans la création, au regard d’une production commerciale. Si on observe d’ailleurs ce tableau,  on ne constate pas, «une accélération de leur présence au cours de ces dernières années », comme le soutient avec enthousiasme Franck Bondoux dans sa tribune au Monde. Les chiffres stagnent et le nombre de femmes qui vivent de la BD régresse un peu depuis 2012.  Ce résultat au lieu d’entrainer une prise de conscience, légitime le traitement minoritaire que leur réserve le festival et le directeur de se féliciter puisque les femmes représentent 25 % des auteurs de la sélection officielle, une représentation surévaluée selon lui.

Extrait de la réponse de Franck Bondoux dans le monde

« Le Festival est, par conséquent, bien dans son époque, et même la devance, puisque ces livres constituent 25 % de sa sélection, alors même que les auteures représentent 13 % de l’ensemble des auteur.e.s professionnel.le.s. Preuve que le sujet est sensible, l’emballement médiatique a été tel que cette remise en perspective n’est pratiquement pas apparue. Un regard plus poussé aurait pourtant aussi permis d’évoquer d’autres références démontrant l’intérêt que le Festival porte aux auteures, lesquelles sont plutôt bien représentées dans son palmarès, ses concours dédiés aux jeunes, ses débats, ses expositions, son jury… »

La petite bête

Du chiffre, du chiffre. Le rapport de l’ACBD a beau être extrêmement complet, il porte sur un secteur éditorial global, qui rend compte de l’ensemble du marché francophone. L’analyse concerne tous les secteurs de la bande dessinée, et le 9ème art ne peut tenir dans une seule case ni dans un seul festival.  Cette production pour 2015, toujours d’après le rapport de l’ACBD  consiste en 5255 livres, dont 3924 nouveautés. Personne ne peut prétendre englober l’ensemble. Parmi ces nouveautés, 58,9 % sont des traductions (Asie en tête, bande dessinées américaines ensuite, etc…).  Pour ce qui est des femmes, nous n’avons pas les proportions en fonction des autres pays, ou en fonction des genres (roman graphiques, albums) qui affineraient ces données. Nous ne pouvons donc rien dire sinon répéter en chœur, « Les femmes représentent 12,4% des auteurs de BD francophones européens. » en citant Gilles Ratier. (la moindre des choses)

Je précise que l’ACBD ne peut à elle seule faire tout ce travail. Au sein de l’ACBD nous sommes parmi les membres actifs, 10 femmes sur 67 hommes, même si nous ne représentons évidemment pas l’ensemble des critiques de BD. La première page du rapport de l’ACBD donne un indice sociologique. Gilles Ratier y cite ses collaborateurs, 20 hommes et une seule femme, les noms des femmes apparaissent plus nombreuses dans les remerciements et sont en grande majorité des attachées de presse. C’est aussi le visage du monde de la bande dessinée.

Le scandale provoqué par l’élection du Grand prix au FIBD soulève un débat beaucoup plus important sur les lignes éditoriales et artistiques soutenues par la manifestation. Le festival n’a jamais eu l’ambition d’être représentatif de la production commerciale globale, la sélection par exemple montre l’intérêt pour les petits éditeurs et met l’accent chaque année sur des albums méconnus du grand public. J’approuve cette méthode, c’est un acte subjectif et militant. En revanche, supprimer toutes les femmes de la liste pour un Grand Prix, ce n’est pas « une erreur symbolique », c’est aussi un acte militant, il est discriminatoire.

Lucie Servin

(1)http://www.senat.fr/notice-rapport/2012/r12-704-notice.html

(2)http://www.acbd.fr