Habibi, un conte graphique à la croisée de tous les mythes

Habibi, un conte graphique à la croisée de tous les mythes

habibicouvŒuvre magistrale et monumentale, Craig Thompson livre après Blankets un récit onirique et merveilleux, bercée dans une ambiance des Mille et Une Nuits, avec la douceur d’un conte et la cruauté d’un mythe.

Habibi, de Craig Thompson. Éditions Casterman, 24,95 euros. 

Habibi s’impose comme un chef-d’œuvre où la fusion entre les images et le texte donne tout le sens d’une écriture graphique sublimée par la calligraphie arabe et l’histoire. « De ces lettres entrelacées naissent une infinité de formes », car au commencement était le Verbe. 675 pages au total forment cette somme impressionnante et resplendissante, un conte sacré tout droit sorti des Mille et Une Nuits, mêlant une histoire de harem, d’eunuques, d’esclaves, de désert et de caravanes.

habibi-plancheCette fable sur l’amour, la séparation, la liberté, le sexisme, le racisme et la violence offre en miroir la parabole d’une nouvelle apocalypse qui met en évidence la force autodestructrice de l’humanité depuis la nuit des temps jusqu’à notre contemporanéité industrielle. La seule clé qui peut ici servir au lecteur est la métaphore de l’eau qui coule, de ce flot vital des origines et de la création aux larmes de la douleur. Cette rivière de sens serpente dans l’écriture, le dessin et les âmes, desservant autant de sources d’inspiration narratives et graphiques.

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On ne peut lire Habibi qu’une seule fois. La structure en millefeuille rend la superposition des messages terriblement efficace et s’appuie sur un graphisme ornemental somptueux et structurellement dualiste, en noir et blanc, jouant sur les motifs géométriques, nourri des oppositions et des mises en perspective. Une lecture mythologique invite à l’exégèse pour sonder les différentes couches signifiantes comme autant d’appréhensions symboliques. Si le monde musulman domine par le graphisme et les lieux, il ne s’agit pas à proprement parler d’un récit sur l’Islam. Dans cette « Wanatolie », l’Orient et l’Occident se rencontrent, les mythes s’enchevêtrent, alliant le conte serbe de la déesse de la pluie qui donne son nom à l’héroïne Dodola au mythe chinois de la tortue Luoshu, au carré magique Buduh des alchimistes.

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Les parallèles adroits entre la Bible, la Torah et le Coran livrent eux-mêmes le secret d’un récit d’homme où la philosophie offre une poésie fondamentale de l’existence. « Le grand djihad est le combat contre soi-même », conclut Zam dans sa prière. Habibi déroule ainsi un récit religieux à revendication humaine où le tragique d’une histoire d’amour entachée de drames et de violences sexuelles laisse aussi place au grotesque, au dérisoire et à l’espoir comme une ultime respiration pour échapper à la noyade. 
Car face à la corruption des politiques de l’empire, à la catastrophe écologique en préparation, Craig Thompson met en scène deux destinées individuelles emportées dans le fleuve de la vie, un fleuve qui ne finira pas de charrier ses lecteurs, d’une rive à l’autre, avec une énergie qui les dépasse et les submerge à l’infini.

 

Thompson, un enfant du monde

craigthompsonL’auteur de Habibi se livre en toute franchise. 
Ce dessinateur américain est l’un des plus doués 
de sa génération.

Vous livrez une vision 
assez sombre 
de la société 
et de la religion…

Craig Thompson. La corruption existe dans toutes les sociétés car elle est inhérente à la recherche du pouvoir. Le système économique actuel a conduit à l’augmentation des abus sexuels et de la domination de l’homme sur la femme. Je suis une espèce de nihiliste positif. J’affiche un certain cynisme devant la capacité de l’homme à se détruire. La question de la foi et des croyances a toujours nourri mon travail. J’adopte une certaine approche gnostique qui suppose que la spiritualité vient de l’intérieur et non d’un élément extérieur. Si on reconnaît la part de Dieu en chacun de nous, on ne peut qu’agir avec amour. En revanche, les religions construisent des barrières entre les cultures, entre les genres (féminin et masculin) et entre les pays. Des frontières qu’il faut impérativement ignorer.

Vous avez beaucoup voyagé 
et publié un carnet de voyage, Un Américain en balade. 
Quelle est votre perception 
du monde ?

Craig Thompson. Je n’ai ni le sens de l’appartenance ni le moindre sentiment patriotique, je suis un enfant du monde. Aux États-Unis, après le 11 septembre, ce roman graphique aura une résonance particulière. Mais j’évoque surtout le thème de l’exploitation de l’homme par l’homme à travers ce royaume imaginaire de Wanatolie, en faisant allusion au projet de barrage en Turquie de George W. Bush. Je m’intéresse surtout à un thème plus universel : l’opposition entre les différentes classes sociales. Même dans un pays riche comme les États-Unis, on peut se retrouver plus bas que terre. Au niveau mondial, c’est encore plus vrai car chaque poche de richesse se nourrit de la pauvreté.

Lucie Servin

Deux articles publiés dans le journal L’humanité, du jeudi 29 décembre 2011