Je voulais vous souhaiter l’An 01, le jour où tout s’est arrêté.
C’est l’histoire banale d’une chroniqueuse en mal de support. Je suis au chômage depuis un an, j’écris seulement quelques piges de temps en temps et pour me remettre dans le bain, avec le peu d’assurance qui me reste, je m’apprêtais à préparer mon Angoulême à moi, diffuser mes articles gratuitement sur un blog, frustrée de ne pas pouvoir me rendre au festival par manque de moyens.
Bonnes résolutions à l’appui. J’allais commencer par présenter mes vœux, et mes vœux, je n’étais pas allée les chercher bien loin, sous le sapin de Noël : la nouvelle édition intégrale de l’An 01 de Gébé, « la série bête et méchante », un livre extraordinaire, un livre qui vous raconte comment les lecteurs de Charlie Hebdo sont devenus les réalisateurs et les acteurs de leur propre film.
Et puis il y avait le slogan, « On arrête tout, on réfléchit, et c’est pas triste », une mine de résolutions nouvelles. Une phrase qui vous invite, qui vous engage, qui vous ouvre. C’était la construction collective d’un rêve, avec son humour et son utopie. C’étaient tous mes vœux pour la nouvelle année.
J’allais vous souhaiter l’An 01, le jour où tout s’est arrêté.
Ce 7 janvier 2015, lorsque je rassemblais mes idées et mes notes de lecture. Ce jour là, trois fous armés ont débarqué dans une conférence de rédaction et exécuté douze personnes de sang-froid. Ce jour-là, tout s’est arrêté, on n’a pas réfléchi et c’était triste.
J’ai pleuré.
Choc, stupeur, sidération.
Tristesse, colère, mobilisation.
Réconfort aussi, un peu, dans le chagrin partagé d’une foule qui rassemble, place de la République, des crayons au milieu des bougies.
Ce jour-là, tout s’est arrêté et c’était l’horreur.
C’était ma famille, mes frères et ma sœur, des dessinateurs, des chroniqueurs, des intellectuels, des journalistes et des agents, des provocateurs « bêtes et méchants » aussi, des caricatures d’eux-mêmes souvent, des clowns peut-être mais des clowns qui pensent et qui s’expriment, des clowns qui dessinent, qui écrivent, qui réfléchissent. C’était ma famille …
Ce jour-là, ce n’était pas l’An 01.
Ce jour-là, les tueurs n’ont pas fait un pas de côté, s’ils l’avaient fait, la main qui tenait leur kalachnikov se serait retrouvée devant un crayon. S’ils avaient réfléchi … est-ce seulement possible ?
Ce jour-là, c’est la liberté, l’imagination, le dessin qu’on a assassiné !
Pourquoi ?
Parce que dans un monde de la terreur, c’est le désir, le rire, l’amour, l’imaginaire, l’expression, le dialogue qu’on prohibe.
Dans un monde de la terreur, c’est les journaux qu’on ferme. La parole et les images qu’on censure.
Ouvrez des journaux libres !
Financez les journalistes et les dessinateurs pour une presse libre !
C’est la seule solution.
Ne cédez jamais à la terreur ! Faites un pas de côté ! Réfléchissez !
Aujourd’hui, à l’heure où je me réveille, encore sonnée, avec la gerbe au ventre, je me rends compte que rien ne s’est arrêté, que c’est pire, on récupère, on érige des martyrs, on manipule.
Avec ce que j’ai, à défaut d’un crayon, je rends avec Gébé un humble hommage à Charlie Hebdo, à Cabu et à Cavanna, à ce Charlie Hebdo, héritier de la culture de 68 qu’on muselle et je m’interdis toute interprétation de l’incompréhensible tuerie qui vient de se produire.
Il faut lire l’AN O1, car « En l’An 01, Rien n’est définitivement arrêté. Tout est en veilleuse. On entretient. Quand on aura bouffé l’héritage artistique, scientifique et technologique de 40 siècles on pourra discuter de la suite à donner à la civilisation, en personne compétente, pas en lecteur de journaux ».
Alors maintenant, on arrête tout, on réfléchit et c’est pas triste.
Lucie Servin