Le sang noir de la mine

Le sang noir de la mine

Dans Sang noir, Jean-Luc Loyer revient en bande dessinée sur la plus grande tragédie minière européenne, qui coûta la vie à 1 099 mineurs le 10 mars 1906, dans le Nord-Pas-de-Calais. Un livre de mémoire, émouvant et très documenté.

“Justice !” C’est ainsi que Jean Jaurès titre son éditorial du 11 mars 1906 à la suite de la catastrophe de Courrières qui causa la mort de 1 099 mineurs. Plus d’un siècle après, Jean-Luc Loyer rend à son tour justice à ce drame industriel sans précédent en livrant dans Sang noir un récit documentaire et érudit, complété par un dossier en annexe, pour lutter contre l’oubli et rendre hommage aux victimes. Ce 10 mars 1906, à 6 h 30, une violente explosion dévaste en quelques secondes plus de 100 kilomètres de galeries. Émile Zola, en 1885, dans Germinal, semblait déjà prophétiser l’accident. L’incendie s’étend sur trois fosses exploitées par la Compagnie des mines de Courrières, qui exploite un gisement représentant près de 7 % de la production nationale. Le charbon est alors le fer de lance de l’économie et la principale source d’énergie dans une France en plein essor industriel. Un coup de grisou ou un coup de poussier : les origines de cette catastrophe sont encore troubles. Ce matin-là, 1 697 mineurs sont descendus, certains pour les plus jeunes ont à peine douze ans : 242 enfants périront et seuls 576 rescapés parviendront à s’extirper du brasier.

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Les secours désorganisés et les dirigeants de la Compagnie décident au bout de trois jours de condamner les galeries pour limiter l’incendie et préserver le gisement. Mais vingt jours après le drame, treize rescapés regagnent la surface, un quatorzième est retrouvé le 4 avril, tandis que des chevaux sont découverts encore vivants.

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Ces survivants ajoutent à la colère et l’amertume des mineurs et de leurs familles, renforçant un mouvement de grève qui inquiète la stabilité du pays dans les plus hautes sphères de l’État. Originaire d’Hénin-Beaumont, Jean-Luc Loyer, qui s’était déjà intéressé aux corons du Pas-de-Calais avec sa série les Mangeurs de cailloux, restitue précisément les événements avec témoignages, coupures de presse et archives à l’appui, tout en mettant en perspective les enjeux politiques et sociaux d’une époque. Un scénario impeccable où le sort individuel des mineurs trouve un écho dans l’Hémicycle, où Jean Jaurès invective le Tigre, Georges Clemenceau, alors ministre de l’Intérieur trop préoccupé par le maintien de l’ordre et les conséquences sur la production.

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Un livre de mémoire

charnierLe graphisme en noir et blanc tout en contrastes appuyés par des nuances de gris sert le propos historique en y ajoutant une touche sensible et humaine. Le traitement semi-réaliste et le souci du détail garantissent la liberté de l’auteur pour décrire la violence, démontrant ce que peut la bande dessinée dans la suggestion de l’immontrable, car « on ne meurt pas proprement au fond de la mine ». Le subtil découpage, enfin, rythme avec brio l’action et les sentiments et cette dramaturgie permet tour à tour accélérations, ellipses, et invite au recueillement par l’irruption de superbes planches en pleine page. Si cet album est assurément une des meilleures sorties de ce début d’année, il s’impose surtout comme un livre de mémoire ancré dans des faits authentiques qui dénonce la logique mercantile et productiviste, questionne la gestion et la responsabilité des dirigeants de la compagnie, la valeur des vies humaines face aux bénéfices et aux enjeux du capital. Car la France a besoin de son charbon au prix du sang noir de milliers de travailleurs. Après la révolte, la grève s’effrite et les acquis sociaux sont bien maigres. Le 9 mai, les ouvriers reprennent le travail et la compagnie est blanchie de toute responsabilité par un non-lieu rendu par le tribunal de Béthune le 11 juillet. “Les catastrophes seraient moins cruelles si elles étaient imputables à la seule nature et si l’humanité avait fait tout l’effort qu’elle peut faire pour les prévenir ”, écrivait Jaurès. D’hier à aujourd’hui, cette tragédie doublée d’un combat pour une reconnaissance de l’homme et du travail face au cynisme de la loi du profit soulève une vérité angoissante encore d’actualité.

Lucie Servin

Sang Noir, Jean-Luc Loyer, Futuropolis, 138 pages, 20 euros.

->Un article publié dans l’humanité le 11 mars 2013

-> Le site de Jean-Luc Loyer

-> La chronologie des événements sur chti.org

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