Le maître-zouave Bazille à Orsay
De l’expo Bazille à Orsay, je suis sortie émue et meurtrie, enthousiasmée par la découverte et fâchée du gâchis. Quelle belle connerie que la guerre !
Une exposition à voir, exemplaire sous tous rapports, présentée d’abord au Musée Fabre de Montpellier, à compléter par celle exhaustive et très bien faite, consacrée à son camarade, le laborieux Fantin Latour (1836- 1909), au Musée du Luxembourg.
A compléter aussi à la fondation Louis Vuitton, une usine à fric sensationnaliste, qui engrange les visiteurs à 16 € l’entrée, par milliers et sans restriction, pour remplir des salles immenses, dans une apologie du collectionneur Sergueï Chtchoukine, magnat du textile. Vous aurez bien compris sans argent pas d’artiste….. Un passage obligé malgré tout pour admirer des tableaux venus des plus beaux musées russes, (L’Ermitage à Saint-Pétersbourg et le Musée Pouchkine à Moscou) Pour Monet, Gauguin, Matisse, Picasso, et les fauves, le déplacement vaut le détour, à condition de choisir son jour, son heure et de prévoir sa réservation.
-> Frédéric Bazille et la jeunesse de l’impressionnisme, Exposition au Musée d’Orsay, reprise du Musée Fabre de Montpellier, jusqu’au 5 mars 2017, fermé le lundi, nocturne le jeudi, Plein tarif 12 euros
« Trois fois merde, archi brute », écrit Renoir à Bazille (à prononcer Bazile) lorsqu’il s’engage dans le régiment des zouaves pour la guerre de 1870. « Pour moi je suis sûr de ne pas être tué, j’ai trop de choses à faire dans la vie. » répondait l’artiste, inconscient sans doute, il est fauché trois mois plus tard, à la bataille de Beaune-la-Rolande. Il n’avait pas 29 ans.
Parti trop jeune, Frédéric Bazille (1841-1870) aurait, non, Bazille, a été l’un des plus grand des « impressionnistes » – à considérer que cette appellation puisse valoir quelque chose, puisqu’elle a été donnée par un critique moqueur du Charivari et adoptée en dérision par un bouquet d’artistes, parmi « les refusés », en marge du salon officiel. Bazille n’a pas eu le temps d’en être et pourtant il appelait de ses vœux ce regroupement artistique comme en témoigne une lettre adressée à sa mère en 1867, reproduite dans l’exposition.
Lettre à sa mère Avril 1867
« Mes tableaux sont refusés à l’exposition. Ne vous affligez pas trop de cela, cela n’a rien de décourageant, au contraire. Je partage ce sort avec tout ce qu’il y avait de bon au salon de cette année. On signe en ce moment une pétition pour demander une exposition des refusés, cette pétition est appuyée par tous les peintres de Paris qui ont quelque valeur. Cependant elle n’aboutira pas.
Dans tous les cas le désagrément qui m’arrive ne se renouvellera plus, car je n’enverrai plus rien devant le jury. Il est par trop ridicule quand on sait n’être pas une bête, de s’exposer à ces caprices d’administration, surtout quand on ne tient aucunement aux médailles et aux distributions de prix.
Ce que je vous dis là une douzaine de jeunes gens de talent le pensent comme moi. Nous avons donc résolu de louer chaque année un grand atelier où nous exposerons nos œuvres en aussi grand nombre que nous le voudrons. »
En réalité, il court comme tous, Manet en tête, après les reconnaissances académiques, et continuera à envoyer ses œuvres au salon. En 1876, lors de la seconde exposition impressionniste, ses amis rendaient déjà hommage à son génie.
Je serai peintre mon père
L’Autoportrait à la palette peint en 1865 nous accueille dans la première salle. Le regard franc et décidé du peintre interpelle dans l’année charnière de cette courte vie. Frédéric Bazille est né à Montpellier dans une famille de la grande bourgeoisie protestante de la ville qui côtoie alors Alfred Bruyas, collectionneur de Delacroix et de Courbet dont celui-ci avait fait le portrait, offert en regard dans cette salle consacrée à la prime jeunesse du peintre. Bazille intègre le milieu artistique de la ville, voyage en Italie et s’inscrit en faculté de médecine pour faire plaisir à papa. A 21 ans, il monte à Paris pour se consacrer à ses études, mais le carabin rejoint vite l’atelier de Charles Gleyre, où il rencontre Monet, Renoir et Sisley. Ce n’est qu’en 1864, qu’il parvient à faire accepter à son père sa décision d’abandonner la médecine pour une carrière de peintre. Il réalise dans la foulée cet autoportrait à la palette, dans la tradition des plus grands, où il affirme sa vocation avec détermination.
Camaraderie au poêle
Soutenu financièrement par sa famille avec laquelle il entretient une riche correspondance, Bazille tourne le dos à l’académisme et quitte l’atelier Gleyre, pour « peindre sur le motif », rendre compte de ce qu’il voit, sans tricher, cherchant à atteindre le vivant dans la toile, le vibrant dans la touche. Bon camarade, il partage ses ateliers avec ses amis, Monet surtout et Renoir, des compagnons inséparables qui s’influencent les uns les autres, peignant sur les mêmes sujets. L’atelier lui-même devient modèle, comme il l’avait été pour Delacroix. Bazille s’installe d’ailleurs avec Monet, juste en face de l’atelier du maître, mort en 1863, sur le terre-plein de la rue Furstenberg, dans le Quartier Latin, et commence à décliner le thème.
Au même moment, Fantin Latour entreprenait sa première grande photo de classe, l’Hommage à Delacroix, (1864) exposée actuellement au Musée du Luxembourg. Bazille n’y figure pas, mais on le retrouve dans L’Atelier des Batignolles (1870), visible au même endroit, parmi la tribu alignée derrière Manet (Bazille est représenté au premier plan à droite). Artificiellement rassemblé, ce groupe informel refusait d’être classé en école. Manet, couronné roi de l’indépendance, avait dix ans de plus que Bazille, ils se sont très probablement connus au salon des Lejosne, dont Bazille était le neveu et que Manet fréquentait régulièrement. Bazille admirait le peintre avant de le connaître et Manet voyait dans ce jeune talent, un artiste à sa hauteur.
En tout Bazille aura eu six ateliers dans la capitale, en 1869, il signe l’Atelier de la rue Condamine, une célèbre toile qui à l’inverse du tableau commémoratif et figé de Fantin Latour donne l’idée d’une scène d’atelier, qu’on pourrait rebaptiser « Manet chez les jeunes », où l’on voit Edmond Maitre au Piano, peut-être Renoir et Sisley s’apostropher sur la rambarde de l’escalier, et Manet tenir le pinceau pour peindre à son tour son protégé sur la toile. Tous ces tableaux d’atelier fascinent les historiens de l’art par les galeries de toiles représentées sur les murs et l’accès direct donné au spectateur dans l’intimité et la fraternité des artistes. Pourtant, la franche camaraderie n’émane pas tant des personnages, mais des objets qui par leur répétition créent la familiarité, à commencer par les poêles systématiquement représentés, rappelant l’importance triviale du chauffage et la symbolique du foyer. Le poêle trône en rôle principal et réunit les amitiés.
De l’art de la nature morte et des portraits
A l’atelier, Bazille peint ses amis : Edmond Maître cigare à la main, plongé dans un livre, et Renoir surtout, juché sur une chaise, sur un fond gris clair et lumineux, dans une pose toute désinvolte, un vrai chef d’œuvre. Quand il a l’argent, Il peint aussi des modèles, portraits de femme aux yeux baissés, dans le penchant mélancolique de l’intériorité extériorisée. Il peint également cette Petite italienne chanteuse des rues (1866), une petite mendiante au violon en pied, grandeur nature, figurée frontalement dans un rendu réaliste et saisissant, qui rappelle La Chanteuse de rue de Manet, (1862) et renvoie au thème humaniste exploité par Courbet au encore Stevens, sur la répression du vagabondage au Second Empire. Il faudrait opposer des compositions comme La Mendiante (1861) d’Hugues Merle par exemple, exposée à Orsay, pour comprendre le traitement à l’opposé proposé par Bazille, dans les traits de cette enfant, victime sans misérabilisme ni érotisation de la misère. Le fondu des rues en fuite de l’arrière-plan contraste encore par son modernisme, fixant l’actualité du sujet : « j’ai choisi l’époque moderne, parce que c’est elle que je comprends le mieux, que je trouve la plus vivante pour les gens vivants », dira le peintre.
Moins chère que les modèles, la nature morte permet à l’artiste de s’exercer aux textures et à la composition. Bazille écrit à ses parents, « ne me condamnez pas à la nature morte perpétuelle! », pour qu’ils financent le paiement des modèles vivants. Il considère ainsi les natures mortes comme des exercices trop conventionnels, ainsi qu’il juge ses Poissons, sa première toile à être acceptée au salon (1866). Manifestement influencée par Chardin, sa Nature morte au héron(1867), affirme son style, alors que Renoir fait son portrait au cours de l’exécution de cette toile, et que Sisley peint exactement le même sujet. En pendant, le tableau horizontal de Sisley parait plus scolaire, simple hommage au maître de la raie, quand Bazille au contraire, dans un retournement vertical, dynamise l’ensemble de blanc et de bleu plus tranchés, livrant une interprétation plus personnelle en hommage à la chasse qui injecte la couleur de la vie dans le gris brun morbide.
A l’écoute de l’invisible
Baignée par les notes de Chopin, Schumann, Liszt, Berlioz et Wagner, une salle, en trait d’union, rend compte de la passion de Bazille pour le théâtre et surtout pour la musique. Le peintre était pianiste lui-même. Une chronologie sur le mur, illustrée de photographies de sa famille, répond à une table tactile qui révèle les découvertes permises par les travaux radiographiques réalisés à la recherche de ses toiles perdues. C’est la magie de la technologie de faire resurgir « Une jeune fille joue du piano et un jeune homme l’écoute » (1866), première œuvre en grand format de l’artiste, envoyée et refusée au salon, à laquelle Bazille tenait beaucoup avant de la recouvrir pour représenter Ruth et Booz, (1870) sa dernière toile restée inachevée dans un style radicalement différent. Construite sur un thème biblique, en hommage au poème de Victor Hugo, cette œuvre nocturne, plus proche du style de Puvis de Chavannes que de Monet, tirant vers le symbolisme, laisse le visiteur perplexe et ouvre toutes les suppositions sur les raisons qui ont pu pousser l’artiste à s’engager dans la guerre, détruisant par la même toutes les suppositions de ce qu’il aurait pu être s’il était resté en vie.
Le vert-lumière
Au côté de Monet, Bazille avait pris le virus du pleinairisme, ils se rendent à Fontainebleau, sur la trace des artistes de Barbizon et séjournent sur la côte normande. Dépaysé, le jeune homme du midi préfère le soleil du Languedoc, et retourne aux beaux jours, peindre la lumière de son pays, en s’installant tous les étés dans le domaine de Méric, propriété de ses parents. Il y développe son sens de la couleur rayonnante et illuminée.
Étonnante, La Robe rose, (1864), un motif repris dans Vue de village, (1868) véritable chef d’œuvre ensoleillé, où le modèle du premier plan est traité à égalité avec le paysage de second plan, dans une harmonie de lumière. Éclatantes, les toiles du midi éblouissent en verts, ocres et bleus chatoyants qui mises en rapport avec les œuvres de Monet, comme Le déjeuner sur l’herbe, ( à voir à l’exposition Chtchoukine) pour lequel Bazille pose, ou encore les Femmes au jardin,(exposé dans l’exposition) donnent la tonalité de la gamme et de son style, comme dans le monumental Portrait de familles, (1867-1868), mis en scène à la manière d’une photographie et dont la colorisation subjective égaye un peu l’atmosphère austère de cette réunion sans sourire.
Bouquet d’humains prolongé dans les bouquets de fleurs, où l’artiste dévoile l’éventail de sa palette vive et l’étendue de son talent qui culmine dans les deux portraits de Négresse aux pivoines (1870), où il emploie le même modèle que Manet dans Olympia, en lui donnant le premier plan.
Mieux que les sages paysages d’Aigues-mortes, Bazille s’affirme surtout dans sa Scène d’été, dite aussi Les Baigneurs, (1869-1870) où de jeunes hommes se baignent en caleçons de bains, comme de vrais gravures de mode, dans un traitement sensuel et réaliste proprement révolutionnaire en pied de nez à la vogue des baigneuses et au stéréotype d’un genre. Dans la même veine, avec le Pêcheur à l’épervier, (1868), Bazille signe un des plus beaux nus masculins en plaçant au centre, en premier plan, les fesses fermes et musclées de son éphèbe, dans tout l’érotisme de la masculinité, à mille lieues des baigneurs précubistes de Cézanne, proposés en comparaison.
En revanche, il faut se méfier de l’homosexualité que certains n’hésitent pas à mettre en avant. La proximité physique et les jeux de regards indiquent une complicité qui transpose les mêmes mécaniques que dans un groupe de baigneuses. L’érotisme se manifeste et interpelle l’interprétation de l’œil de celui qui le regarde. Nous ne savons presque rien de la vie privée de l’artiste qui n’allait pas s’épancher en écrivant à ses parents.
Il y a dans ces tableaux un humour et un jeu, de l’amour, du partage et de la gaieté, une jonglerie entre la tradition et la modernité, traduite par un réel plaisir du peintre à montrer la sensuelle beauté du corps masculin, sur le même plan que l’érotisation classique de celui de la femme, qu’il traite par exemple dans La Toilette, une toile tout emprunte de Delacroix, beaucoup plus convenue. De ces toiles qui célèbrent comme l’épiphanie de sa palette, une couleur l’emporte, le vert-prairie, un vert vivant, fulgurant, saturé de soleil qui se distingue très clairement du vert de son ami Monet, ou du vert plus foncé, plus Velázquez de Manet. Par ce vert- lumière, ce vert énergisant, Bazille s’impose en maître, et le spectateur ressort comme régénéré de la vue des tableaux, qui s’impriment à tout jamais dans la rétine, dans une impression délicieuse, comme un souvenir joyeux. Sans discussion, malgré le corpus restreint de son œuvre, Bazille fut parmi les plus grands de sa génération.
Lucie Servin
- « Frédéric Bazille : la Jeunesse de l’impressionnisme », jusqu’au 5 mars : renseignement sur le site du Musée d’Orsay, (ici), à noter un catalogue très bien fait, Frédéric Bazille (1841-1870). La jeunesse de l’impressionnisme Musée d’Orsay/ Flammarion 45 €
- Exposition Fantin Latour au Musée du Luxembourg, jusqu’au 12 février 2017, ici
Même si après Bazille, la peinture d’Henri Fantin Latour parait un peu fade, l’exposition vaut le détour, accumulant un nombre impressionnant d’autoportraits et ses plus belles natures mortes, dont il s’était fait une spécialité pour gagner sa vie. De son goût pour Berlioz à sa collection de photographies de modèles nues, il faut lui reconnaître la qualité de certaines toiles comme ce portrait de sa belle sœur, Charlotte Dubourg (1882).
- Exposition Chtchoukine à la Fondation Louis Vuitton, jusqu’au 20 février 2017, ici
Une valse de Chopin pour se mettre dans l’ambiance
Merci pour cette très belle présentation qui donne très envie d’aller à l’exposition.
Les miniatures de l’article crèvent déjà l’écran, j’imagine que ça doit être quelque chose d’avoir les tableaux en face de soit.
soi*