Matti Hagelberg, le prophète noir comme neige

Matti Hagelberg, le prophète noir comme neige




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Silvia Regina, le nouvel album de Matti Hagelberg est sorti en juin dernier. Après Holmenkollen (2002) et Kekkonen (2007), ce dernier volume clôt la trilogie finlandaise publiée par l’Association, encore complétée par l’album Le Sultan de Venus (2003) qui reprend des publications antérieures. De bout en bout, dans l’entremêlas des saynètes et des contes, des récits comme des poèmes, la somme ainsi rassemblée fait danser les monstres de la mythologie libérale contemporaine. Une cour des miracles, drôle et glaçante à la fois.

 

Jusqu’à peu je ne connaissais rien de Matti Hagelberg, et pas grand chose de la Finlande d’ailleurs. J’assume mon ignorance pour insister sur cette découverte. Je m’étonne de trouver très peu de commentaires ou de critiques sur le web français étant donné la chance que nous avons de disposer de cette traduction. Les Hoochie Coochie ont pourtant consacré un livre entier à l’artiste et revendiquent son influence. Jean-Christophe Menu, selon Wikipédia, considère Matti Hagelberg comme « un génie méconnu ». Dés lors, je m’interroge, y a-t-il une convention tacite en vue de préserver son épithète ? Est-ce la sidération, la peur ou l’extase qui laisseraient les lecteurs perplexes et les critiques sans voix ? Les prophéties sont-elles trop horribles pour être entendues ? Bienvenue dans l’univers de Matti Hagelberg, noir comme neige.

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tirée de Holmenkollen

Une œuvre finlandaise

KekkonnencartefinlandeSi j’ironise, c’est qu’une œuvre aussi riche mériterait des échanges, des éclairages, des interviews. Le monde de Matti Hagelberg n’est pas hermétique mais l’accès en est difficile même si la qualité des graphismes saute aux yeux. Le lecteur français peut se perdre dans les références finlandaises et  heureusement à la fin de chaque tome, un petit glossaire reprend les noms propres. Une postface écrite par le traducteur dans le deuxième tome éclaire particulièrement les références de chacun des chapitres de ce volume consacré à la biographie en parabole de Urho Kekkonen, le président de la république finlandaise de 1956 à 1982. Dans les autres volumes, les indications sont plus concises et le lecteur devra chercher par lui-même pour relever comme dans un jeu de piste au gré des cartes et des mises en scène, les références de l’auteur à une réalité connue ou les facéties de son imagination.

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Les techniques sont mixtes, en noir et blanc, elles mêlent la carte à gratter et l’encre de chine. Les hachures évoquent les gravures anciennes, les phylactères gothiques comme les perspectives rappellent les manuscrits médiévaux. Les découpages et les médaillons se remplissent à la manière des réclames, comme des affiches ou des écrans de vieux jeux vidéos.

silviareginaasile Somptueux graphiquement, les récits de Hagelberg surprendront la passivité du lecteur habitué à suivre une histoire linéaire et bien amenée, confortablement rassurée par une narration construite. La logique existe mais la narration déconcerte. Le temps semble être aboli, décomposé, restructuré en géométries, en rosaces, en fractales, en symétries et en suspensions. Dans le flot des saynètes, le fil renoue sur des détails farfelus. Le mystère autour du cheval de Dalécarlie jeté à la mer, correspond, par exemple, à un épisode annoncé dans un des épisodes des « Flêches de Pierre Lapique » qui ponctuent les récits.

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Les juxtapositions narratives, la récurrence des lieux, des personnages et des thématiques permettront finalement le déchiffrage de ces « odnis », des « objets dessinés non identifiés » à la manière des ovnis, au sens propre du terme, car le cliché de l’espace est omniprésent (Star Trek, Star Wars, ET…).

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A l’origine, chaque tome est composé à partir d’épisodes que l’artiste publie à droite à gauche et qui forment la série des B.E.M. Ce sigle est repris de Bug-Eyed Monster, un des premiers stéréotypes de l’extraterrestre cyclope apparu dans les années 1930. La science fiction n’est pourtant pas la seule inspiration du dessinateur qui associe des événements et des personnages historiques, des célébrités et des anonymes, des icones de la culture populaire, de la littérature, de contes ou de la Bible. De Mac Donald à Disney, d’Elvis à Jesus, de William Blake à Fonzie de Happy Days, de Samuel Beckett à Dante, de Pinocchio au Père noël, on suit les aventures de Clark Quinte,  la destinée d’Ernst Stavrvo Blofeld, le méchant de James Bond, la déchéance d’une star du ski, celle d’une miss obèse, la perversion d’un animateur de télévision, les chagrins d’une ménagère, sans oublier les héros Atte Naula et Simo Kolo. La liste est loin d’être exhaustive, la troupe est nombreuse. Les figures foisonnent, peuplent des intrigues qui tissent la confusion, mais qui miment la même parodie grinçante de nos sociétés de consommation, avec ses pauvres et ses « zillionnaires », ses hippies et son cartel de Nounours. Les trompettes ont sonné sept fois autour de Bonusville, elles annoncent la mort et le chaos tandis que le soleil décline et que défilent les jours ordinaires « au lieu nommé la berge de la rivière de merde. »

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Silvia Regina, la dernière prière

Chacun des albums possède sa cohérence, mais les trois progressent ensemble dans une même litanie, glissant sur les rails « des tramways de la fatalité ». Le non-sens libère la violence des pamphlets contre la société finlandaise et le libéralisme, en dénonce les injustices, les vices et la corruption.

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Dans Holmenkollen (du nom d’un célèbre tremplin de ski, élevé à l’occasion des jeux olympiques de 1952 à Oslo), l’artiste se met en scène en intercalant d’autres personnages qui reviendront ensuite. Kekkonen et Silvia Regina semblent en revanche fonctionner en diptyque. «  Par-devant la patrie … Et par-derrière », explique la page de garde du dernier tome. Au regard de la biographie historique de Kekkonen, Silvia Regina se lit comme une parabole intemporelle et religieuse, une sorte d’Apocalypse absurde embarquée à bord de ce bateau, le Silvia Regina, tout un symbole, un hôtel de luxe, qui faisait la fierté de la Suède et de la Finlande. En croisière ou sur une autre barque, celle du pêcheur, celle de Charon, celle qui s’échoue et celle qui fait naufrage, on navigue à vue dans les cases.

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Au nom du « Glorieux Christ du libéralisme », Matti écrit une prière pour les pauvres gens, dont le récit est adapté d’un roman de Minnah Canth publié en 1886. Une dernière prière avant de faire table rase, avant les disparitions, les sacrifices, la passion et la révolution. L’extravagance surréaliste n’en condamne que plus cruellement le réel, du rire au larme, en chantant les hymnes de la patrie, de la souffrance et de la mort. L’œuvre devient étrangement prophétique. La science fiction, le merveilleux et la réalité cohabitent. Une armée de prêtres pourrait en faire une Kabale. Quant à moi, j’ai parcouru ces labyrinthes et je m’y suis perdue. Dans l’obscurité pourtant, les flocons ont réfléchi les flaques de boue gelée, et j’y ai vu un monde que je reconnaissais.

Lucie Servin

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Holmenkollen, Matti Hagelberg, L’association, 120 pages, 23.40 € 
Le Sultan de Vénus, 108 pages,17.30 €
Kekkonen, Matti Hagelberg, L’association, 204 pages,  30.50 €
Silvia Regina, Matti Hagelberg, L’association, 216 pages, 29 €

http://www.thehoochiecoochie.com/auteurs/144-matti-hagelberg

http://www.thehoochiecoochie.com/catalogue/revues/dmpp/67-dmpp7-matti-hagelberg