Fred bernard #2 : L'Afrique équatoriale des crocodiles

Fred bernard #2 : L’Afrique équatoriale des crocodiles

tendresse du crocodilePremier épisode du cycle dédié à Fred Bernard autour de ses récits d’aventures et de son héroïne Jeanne Picquigny. Cap sur l’Afrique équatoriale avec le premier volume, La Tendresse des crocodiles, ses animaux, ses légendes et ses paysages enchantés. 

-> Un article publié dans le magazine BDSphère n°35

couvfredTIA l’origine le mot safari signifie voyage en langue saharienne. Comment introduire mieux la première aventure de Jeanne Picquigny, jeune et jolie demoiselle en route pour l’Afrique à la recherche de son père, le professeur Modeste Picquigny disparu alors qu’il était à la recherche du Mokélé Mbembé, animal légendaire de la forêt équatoriale. Jeanne embarque à Bordeaux pour rejoindre la côte de l’Afrique occidentale : Dakar, Conakry, Abidjan, Lomé, Cotonou, Porto Novo. Elle remonte le fleuve Congo pour plonger au cœur de la forêt en passant par tous les paysages. “L’Afrique est le continent qui me fait rêver depuis l’enfance, se justifie Fred Bernard. J’ai toujours été fasciné par la savane, la jungle, les villages de brousse, les animaux et l’art africain”.

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Avec La Tendresse des crocodiles, le dessinateur part à la découverte du continent noir, ses mystères et ses enchantements, distillant dans son récit ses expériences et ses voyages, tissant ses références dans un ensemble dépaysant, sensuel et intime. Le réel colore cette fiction qui met en scène la première rencontre entre Jeanne et Eugène Love Peacock, son guide et futur époux. Ce couple que tout oppose, uni dans ces décors magiques, crée la trame de cette histoire enchevêtrée que l’auteur décrypte ici pour BDSphère livrant quelques clés de lecture pour mieux apprécier ce safari humaniste. Fred Bernard, qui a voyagé au Bénin et en Afrique du Sud nous emmène à la découverte de cette Afrique vécue, rêvée et enchantée.

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JEANNE ET LE MOKELE


La Tendresse des crocodiles
, publiée en 2003, est le premier roman graphique de Fred Bernard, mais l’auteur s’inspire d’un album jeunesse écrit à son retour d’Afrique, Jeanne et le Mokélé, dessiné par son ami François Roca. Le Mokélé-mbembé (celui qui peut arrêter le flot de la rivière) serait le dernier dinosaure, un croisement entre le brontosaure ou le diplodocus vivant dans les lacs et les marais proche du fleuve Congo, dans la région de Likouala-aux-herbes où se rend Jeanne pour chercher son père. Cette légende a nourri l’espoir de nombreux explorateurs, missionnaires ou biologistes depuis le XVIIIe siècle. Fred Bernard découvre l’existence de ce monstre du Loch Ness africain et pacifique, pour la première fois dans Pif-Gadget, dont il a précieusement conservé le numéro jusqu’à aujourd’hui. En imaginant cette histoire pour François Roca, Fred Bernard avait déjà l’idée d’un récit initiatique plus adulte autour de la grossesse de Jeanne pour accompagner ce périple. La sensualité de La Tendresse des crocodiles tranche de fait avec l’album jeunesse.

AU BOUT, PARAKOU, FRED BERNARD AU BENIN

Fred Bernard sillonne pendant un mois le Bénin dans une 504 Peugeot, avec un ami et la fille de celui-ci qui lui content les légendes et l’histoire du pays. Après cette aventure haute en couleur, faite de rencontres autant humaines qu’animales au milieu de paysages splendides, il édite un carnet de voyage intitulé Au bout, Parakou (malheureusement épuisé) et revient profondément marqué par le sol africain. “Je craignais d’être déçu en me rendant en Afrique pour l’avoir si longtemps fantasmée depuis mon petit village de Bourgogne et devant la télévision. Au contraire, j’ai été comblé au-delà de mes espérances, la lumière franche, les couleurs vives, les odeurs fortes, les troupeaux de girafes au galop, les barrissements des éléphants, les rugissements des lions… J’étais surexcité, je ne dormais pas la nuit !” déclare-t-il.Cet émerveillement fait écho à son imagination d’adolescent. Entre 15 et 25 ans, bien avant ses premiers livres, Fred Bernard écrit des centaines de poèmes, dont certains ont servi dans le récit sur la petite fille de Jeanne Lily Love Peacock. C’est également un de ces poèmes, Dans mon ventre, écrit avant ces voyages en Afrique qui jalonne La Tendresse des crocodiles. Un ressenti prémonitoire vis-à-vis de l’Afrique, qui colle parfaitement au propos et aux sentiments de cette jeune femme enceinte et désemparée qui découvre cet immense continent.

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LE PASSÉ COLONIAL AFRICAIN

Passionné par l’histoire, Fred Bernard prend un parti résolument humaniste en situant son récit au début des années 20, dans une Afrique colonisée et colonialiste. Le père de Jeanne a pris parti contre la Conférence de Berlin en 1884, lorsque les occidentaux ont partagé l’Afrique et créé des frontières droites et artificielles avec des conséquences tragiques encore aujourd’hui. En filigrane, il livre dans son récit une critique sévère contre les occidentaux en s’inspirant toujours du réel. Quand il dépeint M. William, un être libidineux et caricatural, il pense à un homme, aussi cynique, qu’il a rencontré au Bénin et que les enfants appelaient coco-taillé parce qu’il était chauve. Flemingway, d’un nom composé autour de Hemingway et Fleming, représente ces européens assoiffés d’ivoire, toujours à la recherche du cimetière des éléphants, un mythe très en vogue à l’époque et infirmé depuis par les biologistes.

JACQUES TARDI ET HUGO PRATT

Côté bande dessinée, le cliché de Jeanne posant devant un squelette du musée d’histoire naturelle fait directement allusion aux aventures d’Adèle Blanc-Sec. “Tardi a été un choc, affirme Fred Bernard. Dans mon petit village, il n’y avait pas de librairie et ma mère m’achetait des BD au supermarché où l’on ne trouvait pas ces albums. J’ai découvert Tardi à la bibliothèque de Beaune avec Adèle et la bête, puis Adèle et le démon de la tour Eiffel. Je me disais que c’était l’œuvre d’un fou génial. Tardi est un auteur très rare, qui ne faiblit pas, ne lâche rien, et grandit encore et toujours avec ses lecteurs !

Autant de qualités que Fred Bernard reconnaît à Hugo Pratt, son maître en matière de récit d’aventures, à qui il doit à la fois le rythme narratif de ses histoires et le trait en noir et blanc de ses personnages comme Mantou, le guide africain qui ressemble à un guerrier Massaï et conduit Jeanne jusqu’à son père. Deux influences de choix dans ce récit graphique dense qu’on savoure comme un long voyage.

LES INFLUENCES DE LA PHOTOGRAPHIE ET DU CINÉMA


“Mon père dit que le cinématographe substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs. C’est une machine à embellir la mort
”. Dans la bouche de Jeanne, cette phrase tirée d’Hervé Bazin, citée dans Le Mépris de Godard, fait sens au regard de cette saga familiale. Jeanne est caméraman comme son père et ces bobines de films que Fred Bernard met en scène graphiquement dans le récit, sont une clé pour comprendre le cycle entier. Elles relient les vivants aux morts puisque la petite fille de Jeanne redécouvrira sa grand-mère à travers ses films.

“C’est la magie du cinéma. Il permet de vivre la vie des autres, ou de revivre la sienne”, commente Fred Bernard. Lui-même cinéphile, ce récit africain emprunte à Out of Africa de Karen Blixen et de Sydney Pollack, aux vieux films de Tarzan, et peut-être encore davantage à African Queen de John Huston, où le lecteur n’a aucun mal à transposer Jeanne en Katharine Hepburn et Eugène en Humphrey Bogart.

Côté photographie, le dessinateur rend hommage au travail de Peter Beard. Le photographe livre des clichés sans complaisance sur la chasse en Afrique de l’est, mais aussi sur les populations d’éléphants devenues trop importantes dans les réserves mal gérées du Kenya.

UN GRAND SAFARI

Fred Bernard a toujours été fasciné par les animaux. “Je voulais devenir vétérinaire en Afrique pour les éléphants et les rhinocéros. Enfant, je dessinais déjà ces animaux et ces paysages et ce n’est que quand je suis entré aux Beaux-arts que j’ai appris à dessiner les êtres humains”, explique le dessinateur.  Dans La Tendresse des crocodiles, les animaux remplissent les pages et même les bulles qu’ils soient liés ou non à l’intrigue. “Je dessine des animaux sans que les personnages ne les remarquent. Ils ne font pas seulement partie du paysage, poursuit le dessinateur, ils vivent, mangent, se battent, copulent et meurent parfois à cause d’Eugène. Dans un safari, les bêtes observent les hommes autant que l’inverse.”

Fred Bernard a lui même eu l’occasion d’observer certains animaux et se sert de ces expériences pour nourrir le récit. Le spectacle d’un couple de crocodiles en train de faire l’amour et “s’enroulant comme une vis avec une douceur infinie” lui a d’ailleurs inspiré le titre de son récit. Mais comme il le rappelle, l’Homme fait partie du règne animal et il s’inspire de tous les clichés des safaris, du point de vue du chasseur comme Eugene ou du simple observateur comme Jeanne. A la faveur du récit, le lecteur peut ainsi observer les fameux “Big five”, les cinq mammifères africains (le lion, le léopard, l›éléphant, le rhinocéros noir et le buffle) présentés dans les safaris touristiques. La nature impose sa présence dans les paysages et, comme au cinéma, où les personnages discutent hors champ, Fred Bernard aime faire parler les animaux à leur place. Une mise en abyme “la Nature et la nature des hommes se confondent”dans des interludes poétiques qui ponctuent toutes les aventures de Jeanne Picquigny.

Lucie Servin